Bloch / Bruch
Hypérion CDA67910

Natalie Clein (cello)
BBC Scottish Symphony Orchestra
Ilan Volkov (conductor)
August 2012
http://www.hyperion-records.co.uk/al.asp?al=CDA67910
http://www.hyperion-records.co.uk/notes/b7fc18850dcf42c4/67910-B.pdf
Ernest Bloch (1880-1959)
  1 Schelomo [20'06]
From Jewish Life, arr. Christopher Palmer (1946-1995)
  2 No 1: Prayer [3'48]
  3 No 2: Supplication [2'16]
  4 No 3: Jewish Song [2'21]
Voice in the Wilderness
  5 Movement 1: Moderato [2'45]
  6 Movement 2: Poco lento [4'01]
  7 Movement 3: Moderato [2'34]
  8 Movement 4: Adagio piacevole [4'37]
  9 Movement 5: Poco agitato – Cadenza [4'00]
10 Movement 6: Allegro gioioso [5'58]
Max Bruch (1838-1920)
11 Kol Nidrei Op 47 [9'03]  
 
A dazzling orchestral disc of music from the Jewish tradition of the late-nineteenth and early-twentieth centuries. Bruch’s Kol Nidrei is one of the most well-loved works in the cello repertoire. The descending opening phrase of the cello line is instantly recognizable: a universal, extraordinarily expressive utterance.

The main part of the disc comprises the works for cello and orchestra by Ernest Bloch, all part of his ‘Jewish cycle’. The most famous is Schelomo, a work inspired by passages from Ecclesiastes, where the cello, playing a deeply lyric and speaking line of prodigious technical difficulty, can be seen as ‘the incarnation of King Solomon’, as Bloch himself wrote. The other large-scale work for cello and orchestra, Voice in the Wilderness, is of a darker hue. Both works reveal a composer whose works should be firmly in the canon of twentieth-century symphonic writing.

The cellist here is Natalie Clein, a celebrated figure in British musical life since winning BBC Young Musician of the Year in 1995 and now a formidable artist, possessed of great musical, technical and intellectual gifts.

 
Ernest Bloch rédigea chacune des trois œuvres «juives» réunies ici à une étape différente de sa vie et de sa musique. Schelomo remonte à sa période genevoise, alors qu’il était au summum de son «Cycle juif» (six œuvres épiques datant de 1912 à 1916, plus l’opéra inachevé Jézabel). Au moment de From Jewish Life, presque dix ans plus tard, il s’attachait surtout à écrire de la musique de chambre tout en enseignant au Cleveland Institute of Music (qu’il avait fondé en 1920). À peine dix ans plus tard encore, Voice in the Wilderness coïncida avec son retour temporaire en Europe (1930–1938), dans les montagnes proches de Genève, où il se consacrait de nouveau à la composition.

Schelomo, sous-titrée «Rhapsodie hébraïque», fut écrite en six semaines, en janvier–février 1916. Depuis plusieurs années, Bloch consignait des idées thématiques pour une mise en musique vocale d’un choix de versets tirés de l’Ecclésiaste, dont la paternité est attribuée au roi Salomon (Schelomo en hébreu), qui régna voilà quelque trois mille ans. Vers la fin de 1915, sentant que ni le français, ni l’anglais, ni l’allemand ne se prêtaient à cet exercice, et que sa connaissance de l’hébreu était insuffisante, Bloch contacta à Genève un couple rencontré six ans auparavant, le célèbre violoncelliste russe Alexandre Barjansky (1883–1961) et sa femme Katja, avec lesquels il tint à partager son «Cycle juif» en général, et cette nouvelle œuvre en particulier. Barjansky fut bouleversé par ce qu’il entendit. Quand il comprit que le violoncelle était la solution à son problème de langue, Bloch reformula ses esquisses et demanda à Alexandre de les examiner. Katja, de son côté, réalisa une petite sculpture du roi Salomon. En gage de gratitude, Bloch leur dédia Schelomo.

«On peut imaginer, explique Bloch, que le violoncelle solo est l’incarnation du roi Salomon, et que l’orchestre symbolise son univers intime et son expérience de la vie, encore que ce soit parfois l’orchestre qui semble refléter ses pensées, tandis que l’instrument solo énonce ses paroles: “Tout est vanité.”» Bloch insiste beaucoup sur le pessimisme de ce roi qu’entourent pourtant «la pompe royale, le trésor, la richesse, le pouvoir, les femmes, tout ce qu’un homme pourrait désirer en ce monde» et «l’exubérance débridée d’un monde oriental». Même si elle peut paraître improvisée, avec sa manière rhapsodique et son ornementation scintillante, cette œuvre a pour structure sous-jacente une robuste forme ternaire (ABA), assortie d’une introduction et d’une coda.

La mélodie héroïque qui survient avant et pendant les grands apogées orchestraux, vers la fin des première et troisième sections de Schelomo, est bâtie de motifs ressemblant beaucoup à ceux de Tzur Yisroel («Rocher d’Israël»), un chant sacré traditionnel que Bloch tenait de Reuben Rinder (1887–1966, chantre à la synagogue Emanu-El de San Francisco) à la fin des années 1920, alors qu’il préparait son Avodath Hakodesh («Service sacré», 1930–1933). Mais, alors même que maints motifs des six œuvres publiées du «Cycle juif» sont des métamorphoses subconscientes du chant biblico-cantoral, Bloch admit un seul emprunt mélodique conscient à une source traditionnelle—un motif que son père «chantait souvent, en hébreu» et qui apparaît pour la première fois au début de la section centrale de Schelomo. Quatre ans après l’avoir intégré dans cette œuvre, Bloch en cita le texte hébreu dans une lettre adressée à sa mère; la mélodie est, en réalité, adaptée d’un chant cantoral d’Allemagne du Sud, Uv’chen ten pachdecha, interprété dans les synagogues ashkénazes pendant les Jours suprêmes.

«Presque toutes mes œuvres, y compris les plus sombres, s’achèvent sur une note d’optimisme, ou du moins d’espoir. Celle-ci est la seule à se terminer dans la négation complète. Mais le sujet l’exigeait.» Ces propos de Bloch, l’ouverture de l’Ecclésiaste vient les confirmer: «Paroles de Qohèlet, fils de David, roi à Jérusalem. Vanité des vanités, dit Qohèlet … Et j’ai appliqué mon cœur à rechercher et à sonder par la sagesse tout ce qui se fait sous les cieux … et voici, tout est vanité et pâture de vent.»

Malgré la considérable maîtrise technique exigée du soliste, il ne s’agit pas là d’un concerto au sens habituel du terme, et la virtuosité est toujours au service de cette expressivité fusionnant spirituel et sensuel.

Bloch composa From Jewish Life pour violoncelle et piano à la fin de l’année 1924, alors qu’il était en vacances à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, juste avant de quitter la direction du Cleveland Institute of Music. Ces trois courtes pièces dédiées à Hans Kindler (1892–1949; il avait créé Schelomo au Carnegie Hall de New York en 1917) explorent toute l’étendue de l’instrument solo; leurs structures musicales sont simples et la modalité ashkénaze d’Europe orientale crée une atmosphère sui generis. Cet enregistrement présente l’arrangement pour orchestre à cordes et harpe réalisé par Christopher Palmer à partir de l’accompagnement pianistique original de Bloch.

Prayer, en forme ternaire, voit chacun de ses deux thèmes contrastifs—l’un ample, l’autre fragmenté—présenté au violoncelle puis repris à l’orchestre. Dans la section finale, la mélodie de l’ouverture apparaît une octave plus haut et se prolonge en une sorte de récitatif libre. L’accompagnement est principalement en accords, mais plusieurs passages affichent un riche contrepoint à deux parties. Le ton de fa mineur intègre des éléments des modes synagogaux Magen Avot et S’licha, mais c’est le mode Ahava Rabba (plus couramment connu sous le nom de Freigish) qui prédomine dans la coda. Le solo de violoncelle s’achève sur une inflexion en quarts de ton des plus poignantes.

Supplication repose sur un thème unique en deux parties revenant chacune sous divers dehors. La tonalité de base est mi mineur mais la progression du mouvement s’accompagne de fréquentes modulations dans des tons voisins. Des éléments des modes Av Harachamim (Mi Shebeirach), Adonaï Malach et Ahava Rabba se combinent ici en une succession rapide; d’occasionnelles syncopes suggèrent les rythmes de la danse hassidique. Passé un apogée enjoué, une longue descente chromatique mène à une conclusion paisible.

Jewish Song repose sur une mélodie unique sise dans le mode Ahava Rabba sur ut avec, de nouveau, deux parties, la première apparaissant trois fois et la seconde deux. Les quarts de ton abondent, pour un effet constamment dolent—surtout au début, quand l’accompagnement inclut un bourdon de quinte répété avec lenteur et solennité. Le mouvement forme voûte jusqu’à un apogée, puis le thème s’évanouit dans le néant.

Deuxième œuvre d’envergure pour violoncelle et orchestre écrite par Bloch, Voice in the Wilderness a beau avoir été composée vingt ans après Schelomo, elle lui est, on le sent, intimement apparentée, et ce malgré de subtiles nuances dans l’architecture globale comme dans la couleur musicale—Schelomo, a-t-on dit, est «rouge et or», quand Voice in the Wilderness est «bronze et marron». Voici comment Bloch décrivit cette série de méditations: «Les divers mouvements se suivent et se rattachent tout naturellement. Ils sont parfois liés par une relation tonale, une “réminiscence” à peine sensible, mais ils ont chacun leur propre caractère, nettement défini.»

L’œuvre fut originellement conçue pour le piano—de fait, Bloch en donna plus tard une version séparée pour piano solo intitulée Visions et Prophéties (et comptant cinq des six mouvements). Mais à ce premier stade, il se surprit à constamment chanter des contrepoints pendant qu’il jouait sa composition. Malgré sa mauvaise santé, il persévéra dans la même construction et décida d’ajouter une partie de violoncelle. Alors même qu’elle était encore inachevée, il en joua des sections à Edmond Fleg (1874–1963)—le librettiste de ses opéras Macbeth et Jézabel, ainsi que de trois psaumes—, en compagnie d’Alexandre Barjansky, venu le voir en juin 1935 à Paris (où il vivait temporairement). Fort de l’enthousiasme soulevé par son œuvre, Bloch en termina la version pour violoncelle et piano à la mi-août de 1935, et celle pour violoncelle et orchestre à la fin de janvier 1936.

Trouver un titre adéquat fut ardu. Bloch avait envoyé à son ami Carl Engel une analyse détaillée de sa composition, y compris les fluctuations de climat et d’atmosphère au sein de chaque mouvement. Engel se rappelle que, lors de sa visite à Bloch (désormais domicilié à Châtel, en Haute-Savoie), il fut profondément ému par la ferveur religieuse et l’éloquence prophétique de son exécution pianistique; et l’image d’une «Voix dans le désert» (Voice in the Wilderness) lui vint spontanément à l’esprit. Sans hésiter, Bloch écrivit ces mots sur la première page de son manuscrit car, pour lui, ils traduisaient parfaitement le voyage accompli par l’âme à travers tout le spectre de l’expérience de la vie.

Chacun des six courts mouvements a, en principe, la même structure bipartite: d’abord une section purement orchestrale, où le matériau thématique est présenté; ensuite une section où le violoncelle solo entre, accompagné par l’orchestre, et qui reconsidère, sur le plan mélodico-rythmique, le climat et l’éthos de ce qui vient de se passer. Toute description de climat ne laisse pas d’être subjective, d’autant que Bloch ne conçut aucun «programme» en soi, mais les indicateurs suivants peuvent donner une impression globale de l’univers émotionnel de chaque mouvement. Au sentiment grave et solennel exprimé par le premier succède le soupçon d’amertume du deuxième tandis que le troisième est plus énergique, plus extraverti et que le quatrième entre dans une idyllique dimension onirique; le cinquième, qui est, comme le troisième, plus enjoué, plus énergique, s’achève sur une cadenza fervente et très chromatique, pour le violoncelle solo; quant au sixième, le plus long de tous, il irradie la joie, la confiance, l’espoir et «la victoire de l’esprit» pour s’achever sur une mélodie diatonique sentant la purification et la paix. Tous les mouvements s’enchaînent sans interruption—excepté une courte pause entre les deux derniers. L’unité est garantie par la forme «cyclique», où les thèmes présentés dans les mouvements précédents reviennent dans les mouvements suivants, tantôt à l’identique, tantôt sous des habits différents. C’est là un trait commun à maintes œuvres de Bloch.

Si Bloch ne cita pas consciemment le répertoire mélodique traditionnel, les empreintes de son style «juif» sont omniprésentes: l’usage des résonances modales traditionnelles ashkénazes et moyen-orientales, et notamment la fréquente apparition de l’intervalle de seconde augmentée (souvent flanqué de demi-tons); les quartes ou quintes parallèles dépouillées; les rythmes pointés et «lombards»; les nombreux changements de tempo et de mesure; les extrêmes dynamiques; les vifs contrastes d’intensité et de calme—tantôt progressifs, tantôt brutaux. Là abondent les affinités musicales avec certaines de ses compositions antérieures comme Trois Poèmes juifs (1913), les trois psaumes 137, 144 et 22 (1912–1914), la Symphonie Israël (1915–1916), Schelomo (1916), le Quatour à cordes nº 1 (1916), la suite Baal Shem (1923) et le «Service sacré» (1930–1933)—sans oublier les anticipations d’œuvres comme le Concerto pour violon (1938) et la Suite hébraïque (1951).

Écrit à Berlin en 1881 et dédié au violoncelliste Robert Hausmann (1852–1909), Kol Nidrei op. 47 de Max Bruch comporte deux entités musicales totalement distinctes. La première partie repose sur un chant synagogal allemand remontant probablement au début du XVIe siècle et devenu, depuis, la mise en musique ashkénaze universellement reconnue de ce texte araméen du XIe siècle. Quand il vivait à Berlin, Bruch avait appris une des nombreuses variantes de cette mélodie auprès du chantre Abraham Lichtenstein (1806–1880), variante similaire à celle que Louis Lewandowski (1821–1894) inclut dans ses deux anthologies synagogales: Kol Rinnah U’t’fillah et Todah W’simrah. La seconde partie se fonde sur la section centrale du chant «O weep for those that wept by Babel’s stream» (une paraphrase du psaume 137) d’Isaac Nathan (1790–1864)—il fait partie de la trentaine de textes que ce compositeur juif anglais mit en musique, dont les Hebrew Melodies de Lord Byron (1788–1824), datées de 1815–1816. Le drame intense de la première partie de ce Kol Nidrei, en mineur, est balancé par le lyrisme dominant de la seconde section, en majeur. Bruch spécula qu’on le supposait juif à cause, surtout, de l’immense popularité de cette œuvre. Mais son plus ancien ancêtre connu était Thomas Bruch (né en 1560), le premier d’une longue lignée d’ecclésiastiques chrétiens. La passion du «violoncelliste-chantre» exécutant une mélodie devenue, avec les siécles, iconique suscite un climat de dévotion religieuse chez ceux qui y perçoivent une expression extrêmement liturgique. Chez ceux qu’inspire la beauté de la musique savante profane, elle fait naître une atmosphère de profonde méditation et de repos.

Alexander Knapp © 2012
Français: Hypérion