L'Humanité, le 18 Août 1994
http://www.humanite.fr/node/221351

Des souvenirs pour le futur d'un lieu de crime contre l'humanité

Pendant plusieurs années, Eudes de Galzain a raconté au prêtre Jean Cardonnel son internement au camp nazi de Dora.
Cette confession est devenue un livre où la mémoire prend date pour le futur.

«Dora, Dora, est-ce un chien ou un chat?
Est-ce un nom de fleur ou un nom de femme?
Dora, Dora, que c'oit que c'ça voudra,
Quel plaisir on aura quand on quittera Dora.»

Tel était le refrain composé par le chansonnier Jean Maupoint. Dora, nom évocateur de tendresse et de sérénité. Qui sait encore aujourd'hui qu'il désigne un haut lieu de crime contre l'humanité? Ce crime aux mille facettes était inscrit dans la chair de Eudes de Galzain, mort le 30 novembre 1987, dont le récit est enfin édité (1). Eudes de Galzain a lutté, sous l'Occupation, dans un réseau de la Résistance, le BCRA Marceau (Bureau central de recherches et d'actions, créé à Londres en 1940). Ce qui lui a valu prisons et camps de déportés. Dès l'âge de vingt et un ans, il est déporté dans le camps de Buchenwald, puis de Dora, tunnel abritant l'arme secrète d'Hiltler, qui doit permettre aux nazis de gagner la guerre: les fusées V1 et V2. Des milliers et des milliers d'hommes - parmi lesquels près de dix mille Français - ont été envoyés dans ce camp. A la barbarie des SS, à la faim, au froid s'ajoutait une vie souterraine. Pour un certain nombre de ces hommes, ils y vécurent des mois sans remonter au jour, 24 heures sur 24.
Le récit d'Eudes de Galzain va d'atrocité en atrocité: «A notre sortie du wagon de la mort, Buchenwald nous apparut, malgré ses violences et son inhumanité, comme une halte, sinon un repos.» Il faut comprendre que «nous passions d'un camp organisé avec sa discipline impitoyable, au chantier souterrain le plus monstrueux, car l'anarchie et l'arbitraire des bourreaux s'y donnaient libre court». Ces esclaves modernes eurent une conduite héroïque. Le sabotage était, à Dora, comme dans les autres camps, acte courant. Des Allemands, des Français, des Soviétiques furent torturés. Aucun ne parla. Les sévices, l'exécution de plusieurs d'entre eux n'empêchèrent pas les sabotages de se poursuivre. Jusqu'au bout, dans les pires conditions, les détenus de toutes nationalités se battirent malgré la mort environnante. «Une rencontre avec Eudes n'était jamais banale», se souvient Jeanne, sa femme. Ce livre est la conséquence d'une rencontre avec le prêtre dominicain, Jean Cardonnel. Il répond aux questions de «l'Humanité».

Comment est né ce livre?.
Tout a commencé une certaine nuit au «Relais de l'Amitié», dans un charmant petit village, Penne-d'Agenais. Pour la énième fois, je développais en petit comité les thèmes qui m'étaient chers: le même obstacle contre lequel se heurtent christianisme et socialisme. Celui des idées généreuses, une justice aimante, prenant difficilement corps. La parole du salut, de la libération, dont je crois qu'elle s'est faite homme, tarde à venir en peuple. Elle s'enlise au lieu de s'incarner. Puis un ami prêtre a raconté, en pleurant, comment il avait accompagné Joseph Darnand - devenu chef de la Milice - au poteau d'exécution. Je me rappelle avoir lancé cette phrase: «Ce doit être horrible d'accompagner un homme, quoi qu'il ait fait, au poteau d'exécution.» Alors, une voix s'est élevée avec une tranquille assurance: «Et ce n'est pas drôle d'assister, contraint et forcé, pendant des mois et des mois, à la pendaison de ses camarades.» Je frémis. J'avais devant moi un des rares survivants du camp de concentration nazi de Dora. Le matricule 21908. Pendant plusieurs années, il me raconta posément son séjour au pays des morts.

En quoi les souvenirs d'un déporté ne sont-ils pas dépassés?
Loin d'être passéiste, la mémoire de Eudes le poussait vers le futur. Il n'acceptait pas de revenir à un monde fondamentalement inchangé qui sécrétait déjà d'autres Dora. De sa résistance à un plan d'extermination, l'homme que je rencontrais dégageait un projet de vie: se rassembler pour anéantir les formes de mort. Voilà pourquoi Eudes est sans haine, tous ses souvenirs sont d'avenir. Autrement dit, notre livre n'est pas: les mémoires d'un déporté de Dora, mais plutôt sa mémoire du futur rayonnant d'humanité cordiale, qu'exige le souvenir de la haine fait chair.

Le crime contre l'humanité, dites-vous, trouve une de ses origines dans notre conception de l'obéissance?
La conception qui sécrète le crime contre l'humanité est celle qui fait du sacerdoce - je dirais même plus largement de l'ordre apostolique - un ordre privilégié, au sommet duquel il y a l'autorité gardienne de droit divin, gardienne des privilèges, c'est-à-dire Dieu. Les conquérants du monde avaient tous les droits et se réclamaient du führer-principe ou principe du chef, du patron selon lequel chacun n'existerait qu'à l'intérieur d'une hiérarchie. Les talons claquaient, et du haut en bas d'un monde impeccable s'entendaient les mots : «A vos ordres!» Aujourd'hui, on ne dit plus: «Obéissez aux tyrans», mais «obéissez à la démocratie argentée». Dans nos sociétés libérales, on est loin d'avoir extirpé ce qui permettra, selon les circonstances, de réaliser le crime contre l'humanité.

REMI DARNE

«Dora, souvenir d'avenir»
Eudes de Galzain et Jean Cardonnel
Préface de Guy Ducoloné
111 pages
Editions Golias, BP 4.034
F 69615 Villeurbanne CEDEX

 

 

 

 

 

Autre site (Blog de Alain Jacquot-Boileau)

Partir pour l'Allemagne - 9 - Les débuts d'Ellrich

Les débuts d’Ellrich

Dora

Dora, Dora
Est-ce un chien ?
Est-ce un chat ?
Est-ce un nom de fleur ?
Est-ce un nom de femme ;?
Quel plaisir on aura,
Quand on quittera Dora ?


Entrée des blocks 1 & 2 du camp d'Ellrich, en 1954.

Du 17 au 18 août 1943, l’aviation britannique bombarde la base de Peenemünde sur la mer Baltique. C’était là que depuis 1936, les Allemands procédaient à l’étude et aux essais de fusées.

A partir de cette date, ils savent que cette base n’est plus sûre et qu’il faut installer l’usine ailleurs, à l’abri des attaques aériennes. C’est Hitler lui-même qui prend les deux décisions lourdes de conséquences pour des milliers d’hommes : installer l’usine qui appartiendra à une nouvelle société – la Mittelwerk - dans un souterrain existant, celui du Kohnstein, et n’y utiliser qu’une main-d’œuvre concentrationnaire encadrée par des civils allemands.

C’est pourquoi, à la fin d’août 1943, le camp de Dora est créé en Thuringe au moment où on aménage le « tunnel » de Dora pour la construction des V2. D’importants chantiers souterrains et ferroviaires sont ouverts au printemps de 1944 dans les environs.

C’est le SS Hans Kammler qui est chargé d’enterrer l’industrie aéronautique. Il s’agit de creuser les souterrains du B3, B11, B12 et du B17 et de réaliser les infrastructures extérieures du B13.

La main-d’œuvre vient de Buchenwald et, entre mars et juin 1944, sont envoyés là des déportés des derniers convois venus de France et de Belgique. Mais il n’y a pas assez de place à Dora à cette époque où la construction du camp se termine. Il faut donc envisager l’implantation de nouveaux camps secondaires tout autour.

Les camps les plus importants autour de Dora sont Ellrich et Harzungen dont la main-d’œuvre sera occupée aux mêmes chantiers et dont le développement sera simultané dans les premiers mois à partir des mêmes convois venus de Buchenwald. Le camp de Woffleben sera plus tardif, construit dans les derniers mois pour loger une partie des détenus d’Ellrich travaillant au B12.

Le camp d’Ellrich est créé en mars 1944 sur une friche industrielle dans les bâtiments abandonnés comme nous l’avons déjà dit, d’une fabrique de plâtre (Gipswerk) , la société Kohlmann, auxquels seront ajoutées, après quelques mois, des baraques ordinaires. Il est situé à proximité de la gare d’Ellrich au sud de la ligne de chemin de fer Herzberg à Nordhausen.
Le 9 mai 1944, le rapatriement des 724 détenus du Kommando de Bischofferode, constitue la base de la population du camp. Ce sont des Polonais et des Russes. Il y a aussi quelques Français. A la fin du mois de mai, les effectifs se montent à 1696, puis 2880 fin juin, 4104 fin juillet, 6187 fin août, 8189 fin septembre. Ensuite, à cause de l’accroissement de la mortalité, le nombre de détenus va diminuer. Il y a 7957 détenus fin octobre, 6571 fin janvier 1945. Le 3 mars, 1602 prisonniers dits « inutilisables » sont évacués sur la Bœlcke Kaserne de Nordhausen puis sur Bergen-Belsen. Nous en reparlons.


Avril 1954, cérémonie aux blocks 7 à 11 à Ellrich (photo Robert Lançon).

A Ellrich, il y a des prisonniers de toutes nationalités : des Polonais, des Russes, des Tchèques, des Français, des Belges, des Juifs Hongrois, des Tsiganes.
Le Camp se trouve sur une partie à peu près plate sur laquelle se dressent les bâtiments. La partie sud est dominée par une colline qui est dans le prolongement du Kohnstein, le massif percé de souterrains. Une partie de la plaine est sur le territoire de la commune d’Ellrich, l’autre ainsi que la colline, sont sur le territoire de la commune de Walkenried. Les bâtiments qui abritent les SS se trouvent sur cette commune alors que le camp est situé à Ellrich.
Ellrich sera rattaché en 1648, par les traités de Westphalie au Brandebourg, devenu par la suite royaume de Prusse. Walkenried appartiendra pendant des siècles au duché de Brunswick. C’est cette limite qui, en 1945, servira, dans ce secteur, à distinguer les zones d’occupation soviétique et britannique, puis la RDA et la RFA
Au commencement, il faut transformer en Blocks les bâtiments industriels existants, puis monter de nouvelles baraques pour les détenus et les SS, édifier la clôture, le tout très vite, en quelques mois. Le 1er mai 1944, un premier bâtiment en brique et colombage, est occupé et partagé en trois Blocks, 1, 2 et 3 avec des entrées distinctes. Les détenus dorment par terre, puis des châlits sont dressés. Fin mai, un second bâtiment, situé derrière le premier, devient le Block 4, misérable hangar transformé.
Au pied de la colline, se trouve un marais, le Kleiner Pontel. C’est à la même époque que les SS décident de le faire combler par les prisonniers. Il faut d’abord arracher les roseaux, puis le remblayer avec des pierres que les détenus doivent apporter avec eux lorsqu’ils rentrent de leurs chantiers.


Ellrich : vestiges du bâtiment qui abritait les "cuisines".

Un témoin se souvient des débuts d’Ellrich : « Toute une étendue était plantée de blé. Nous étions 500, les premiers, pour former le camp d’Ellrich. Les camionnettes nous ont amenés ici. C’était en avril, le lundi de Pâques. Comme premier travail, il a fallu nous disperser dans l’immense champ et piétiner tant que ça pouvait. Des tracteurs étaient venus à la rescousse pour achever la destruction, et cette scène a certainement été pour moi la plus belle illustration de l’époque de folie dans laquelle nous vivons. Dans la gare de Woffleben, des trains de matériel attendaient… Des chemins ont été tracés, la rivière, qui serpentait le long de la montagne et qui aurait gêné pour l’ouverture des tunnels, a été détournée, et d’un coin tout ce qu’il y a de riant, ils ont fait un enfer. ». (1)
Après un premier aménagement sommaire du site, les détenus sont répartis sur les différents chantiers. D’après un document de l’Arbeitseinteilung, le 29 janvier 1945, sur un total de 4280 prisonniers au travail, il y en avait 333 employés à l’intérieur du camp, 669 au souterrain B3 à Bischofferode, 599 au B13, 1389 au B12 à Woffleben, 576 au B11 à Niedersachwerfen, 309 au B17 et 336 autres répartis dans des Kommandos variés.
Le travail est très dur partout et les conditions de transport entre les camps et les chantiers sont pénibles. Les détenus qui travaillent au percement des galeries se répartissent en deux « Schicht » de douze heures, puis en trois « Schicht » de huit heures chacune. Ceux employés à l’extérieur travaillent douze heures. Ces derniers sont occupés à décharger des wagons de briques, de sacs de ciment, de rails, de machines ou à des travaux de terrassement et de voirie. Ce sera le lot de Lucien. Dehors, chaque jour, par tous les temps, ils sont parmi les plus défavorisés et en arrivent même à envier les postes de mineurs.
«Le travail ne devait jamais s’arrêter, même quand parfois la main-d’œuvre était pléthorique » se souvient Jacques Brun «  Des rails ou des briques déplacés toute une journée, étaient le lendemain replacés d’où ils venaient. Il fallait aussi rapporter des pierres au camp pour combler la partie marécageuse. »
Nous avons vu que Lucien arrive à Ellrich en novembre 1944. S’il n’a pas vécu les premiers mois de cet endroit, il va connaître des moments qui n’ont rien à envier à la première période, il va vivre le plein fonctionnement du camp, être le témoin de la folie meurtrière de l’encadrement, la famine, la déchéance physique et morale de ses compagnons, le crime final de l’évacuation au printemps de 1945.

(1) André Sellier
Histoire du camp de Dora
Éditions La Découverte – 1998 / 2001
ISBN: 978-2-70713-540-7 / 978-2-70716-445-2
540 pages

André Sellier
A History of the Dora Camp
The Story of the Nazi Slave Labor Camp that Secretly Manufactured V-2 Rockets
Foreword by Michael J. Neufeld / Afterword by Jens-Christian Wagner
547 pages, 28 illustrations, 24 maps, Notes, Index
ISBN: 978-1-56663-511-X
Ivan R. Dee and United States Holocaust Memorial Museum (June 2003)

Préface, par Edward Arkwright
Introduction
I. Avant Dora
  1. L'état de l'Allemagne en août 1943
  2. Les fusées, avant Dora
  3. Buchenwald et le système concentrationnaire en 1943
II. L'enfer de Dora
  4. La nouvelle organisation de l'automne 1943
  5. Neuf mois d'épreuves
  6. La mort de Dora
III. Un vrai camp, une vraie usine
  7. Speer, Kammler, Dornberger, von Braun dans l'Allemagne de 1944
  8. Les peuples de Dora
  9. L'usine du Tunnel et ses travailleurs
10. Le camp, à Dora, en 1944
IV. L'enfer renouvelé
11. Les nouveaux chantiers de kammler
12. Harzungen, Ellrich et Woffleben
13. Rotttleberode, Blankenburg, Langenstein et autres camps du voisinage
V. Les dernières semaines
14. La fin d'Auschwitz et de Peenemünde
15. Les derniers mois de Dora et la Boelcke Kaserne de Nordhausen
16. Une chronique des derniers jours
VI. Évacuations, libérations, retours
17. La grande dispersion d'avril 1945 et la «libération» de Dora
18. De Dora, Ellrich et Harzungen jusqu'à Bergen-Belsen
19. Les cinq convois dans l'Altmark et la tragédie de Gardelegen
20. Les marches de la mort vers l'est et l'odyssée du Kommando de Blankenburg
21. De Sachsenhausen et de Ravensbrück à la région de Schwerin
22. Le bilan de Dora-Mittelbau
Épilogue : cinquante ans depuis Dora
23. L'après-guerre, entre fusées et procès
24. Solidarité et mémoire
25. Dora aujourd'hui
Notes - Sources
Bibliographie
Annexe cartographique
Index des détenus

Index des personnes autres que les détenus
Index rerum.