Michel Schwalbé, musicien français, violoniste berlinois
(27 octobre 1919, Radom, Pologne - 9 octobre 2012, Berlin, Allemagne)

Le Monde.fr
8.10.2012 à 18h15
Philippe-Jean Catinchi

Bras droit de Herbert von Karajan, dont il fut durant près de trente ans le Konzertmeister à la Philharmonie de Berlin, le violoniste Michel Schwalbé est mort à Berlin le 9 octobre, à quelques jours de son 93e anniversaire.
Né à Radom le 27 octobre 1919, il tint toujours à l'orthographe atypique de son nom pour un juif du cœur de la Pologne, le "é" final rappelant l'origine catalane des siens chassés d'Espagne à la fin du XVe siècle.
Le jeune Michel commence très tôt l'étude du violon à Varsovie avec Moritz Frenkel, lui-même élève de l'illustre pédagogue hongrois Léopold Auer (1845-1930), qui forma notamment Nathan Milstein et Jascha Heifetz.
Diplôme de l'Académie de musique de Varsovie en poche (1931), il poursuit sa formation en France, grâce à un oncle diplomate, et reçoit au Conservatoire de Paris les enseignements et les conseils de
Jules Boucherit (1877-1962) pour le violon,
George Enescu (1881-1955) pour l'interprétation et
Pierre Monteux (1875-1964) pour la musique de chambre et la direction d'orchestre.
C'est alors que Schwalbé adopte la nationalité française. Mais la guerre le déracine encore. S'il s'engage dès le début du conflit comme soldat français, il est menacé par son origine juive polonaise.

 

REMARQUÉ PAR DEUX CHEFS ILLUSTRES
Dès la chute de Paris en juin 1940, il se replie en zone libre, à Lyon, fréquentant le conservatoire du lieu, puis, fin 1942, gagne la Suisse. Genève, où il poursuit sa formation et, recruté par Ernest Ansermet (1883-1969), fondateur de l'Orchestre de la Suisse romande, il en devient le violon soliste.
De Genève, il gagne Lausanne où il exerce les mêmes fonctions de 1946 à 1957. Les paradoxes de l'histoire font qu'il est remarqué par deux chefs illustres, eux aussi réfugiés en Suisse mais pour des raisons diamétralement opposées : Wilhelm Furtwängler et Herbert von Karajan.
Interdits de baguette par les Alliés pour leur compromission avec le régime nazi, tous deux échappent à cette sanction en Suisse et découvrent ce jeune violoniste virtuose dont la mère et la sœur ont péri à Treblinka.
Au festival de Lucerne, Karajan le dirige bientôt et n'aura de cesse, de retour à Berlin, d'y attirer ce musicien d'exception. Il lui faudra être patient.
Schwalbé a en effet repris au conservatoire de Genève la classe de virtuosité de Joseph Szigeti (1892-1973), parti dès 1940 pour les États-Unis, renonçant pour cela à une éphémère aventure chambriste puisque le quatuor Schwalbé ne survit pas à sa nomination (1946-1948).
Pendant ces années 1944 - 1957 Michel Schwalbé est très actif comme chambriste, fonde par exemple le «Trio de Genève» avec Suzanne Gyr au piano et Franz Walter au violoncelle et, à Zürich, le «Quatuor Schwalbé», avec J.Jenne, 2e violon, R.Luthi, alto et F.Mottler, violoncelle.

 

TROIS DÉCENNIES DE COMPLICITÉ
En 1957 toutefois, Karajan l'emporte et Schwalbé devient Konzertmeister de la Philharmonie de Berlin, poste qu'il occupe jusqu'à sa retraite en 1986.
Ces trois décennies de complicité ont beaucoup fait pour la conquête par le maestro autrichien de l'empire de la musique symphonique occidentale.
Chargé des répétitions qui peaufinaient le son de la mythique phalange ("le plus beau stradivarius du monde", commentait en connaisseur le violoniste), Schwalbé s'efface devant les solistes prestigieux que choisit Karajan, malgré une légendaire version d'Ein Heldenleben (Une vie de héros) de Richard Strauss
en 1959 ; jusque dans la stratégie discographique du maestro, qui ne lui abandonne que l'un de ses versions des Quatre Saisons de Vivaldi, mais sa puissance illumine l'opus 30 de Strauss, Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra) (DGG, 1974).
Assidu du festival de Salzbourg, le musicien Schwalbé n'oublie pas le pédagogue qu'il fut et enseigne au Mozarteum, comme à l'Académie de Berlin, où il est le premier français à avoir cet honneur.
Un succès qui fait des jaloux et ruine son projet, retraité, de fonder à Paris une école supérieure de cordes. Malgré les interventions de Marcel Landowski et Maurice Fleuret, l'affaire ne se fait pas,
Schwalbé étant retourné s'établir à Berlin, réservant désormais son enseignement à l'Académie de musique Hanns Eisler de Berlin, au Conservatoire de Moscou ou à la Juilliard School de New York.
Musicien profondément européen par son parcours comme par sa formation, Michel Schwalbé eut une histoire trop tourmentée avec son désir d'être français pour que sa notoriété s'y installe. Puisse sa disparition rendre justice de son choix.

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Un maître nous a quittés : Michel Schwalbé
Sébastien Gauthier
11/26/2012

 

C’est le privilège des grands orchestres que d’avoir dans leurs rangs des musiciens que tout le monde connaît et que, du premier coup d’œil, le public est heureux de venir voir s’installer sur scène. Il en va bien évidemment ainsi de l’Orchestre philharmonique de Berlin qui, outre ses solistes au sein des bois ou des cuivres, a connu plusieurs grands Konzermeister. Guy Braunstein aujourd’hui, Toru Yasunaga ou Daniel Stabrawa hier, Thomas Brandis ou Leon Spierer avant-hier mais, pendant presque trente, ans, c’est surtout Michel Schwalbé qui aura symbolisé plus que tout autre Philharmoniker l’excellence de l’orchestre. C’est donc non sans émotion que les amateurs de musique classique auront appris son décès, le 9 octobre dernier.
C’est bien lui que l’on voit au premier rang lancer les attaques des premiers violons dans la Cinquième de Beethoven filmée par Clouzot. C’est également lui que l’on voit embrassé par Karajan à la fin de l’Héroïque lors du concert donné en 1982 à l’occasion des cent ans de l’orchestre. C’est toujours lui qui offre une rose à la fin du Concert de la Saint-Sylvestre 1985 au chef autrichien, ou que Karajan fait saluer seul à la fin d’une interprétation extraordinaire de la Symphonie alpestre de Richard Strauss en novembre 1983... Bref, même pour ceux qui n’auront jamais eu la chance de le voir en concert assis au premier rang, Michel Schwalbé aura incarné le Philharmonique de Berlin comme peu d’autres musiciens.
Né au sud de Varsovie, à Radom, le 27 octobre 1919, Michel Schwalbé étudia tout d’abord le violon en Pologne, sous la houlette de Moritz Frenker, qui avait lui-même été l’élève de Leopold Auer, pédagogue renommé (parmi ses élèves, on relève également les noms de Jascha Heifetz et de Nathan Milstein) et dédicataire du Concerto de Tchaïkovski. Il partit ensuite pour Paris et continua d’apprendre le violon au Conservatoire avec Georges Enesco, Pierre Monteux (classes de musique de chambre et de direction d’orchestre) et Jules Boucherit, célèbre enseignant qui eut également pour élèves, entre autres, Ginette Neveu, Christian Ferras et Manuel Rosenthal. Ayant acquis la nationalité française peu de temps avant que n’éclate la guerre, il s’engage comme soldat dans l’armée française puis, du fait de ses origines polonaise et juive, part dès 1940 à Lyon (il poursuit d’ailleurs sa formation d’instrumentiste au conservatoire local) avant de fuir pour la Suisse, sa mère et sa sœur étant en revanche arrêtées et déportées: elles décèderont à Treblinka.
En Suisse, Michel Schwalbé suit les enseignements d’Henri Marteau et de József Szigeti (auquel il succèdera dans sa classe du Conservatoire de Genève) avant d’être recruté, en 1944, comme premier violon de l’Orchestre de la Suisse romande, phalange alors dirigée par Ernest Ansermet. Il y jouera jusqu’en 1946, date à laquelle il préfère se consacrer à l’enseignement, le conduisant d’ailleurs à mettre fin à l’éphémère aventure du Quatuor Schwalbé, qui ne se produit que deux ans durant, de 1946 à 1948. C’est également à cette époque, en 1947, que Schwalbé rencontre pour la première fois Herbert von Karajan, auquel son activité devait être durablement attachée, et qui dirigeait alors pour la première fois dans le cadre du festival de Lucerne.
Comme il le raconta lui-même, c’est Karajan qui, en 1957, l’incita à se présenter au poste de premier violon solo du Philharmonique de Berlin. Guère enthousiaste, «d’autant que Berlin et sa grisaille n’avaient rien de particulièrement attrayant», Schwalbé se présenta néanmoins aux épreuves de sélection devant l’orchestre au complet et son chef. Après le premier mouvement du Concerto de Brahms et le Vingt-quatrième Caprice de Paganini, le jeune violoniste est pris. Alors que la plupart des musiciens auraient dans sa situation, sauté de joie, Michel Schwalbé demeure dubitatif; sitôt l’épreuve de sélection achevée, Karajan l’aurait alors invité à assister au concert du Philharmonique le soir même (avec notamment au programme la Deuxième Symphonie de Brahms) et le choix fut alors évident. «Pour moi qui n’avais jamais entendue la Philharmonie de Berlin en concert, le choc fut indescriptible, raconte-t-il (1). Médusé par la qualité de chaque pupitre, je me suis dit que c’était miraculeux. Le fait est qu’en m’invitant à ce concert, Karajan avait agi de la manière la plus rusée et la plus efficace qui soit».
Et c’est ainsi que Michel Schwalbé devint le Konzertmeister des Berliner Philharmoniker. C’est lui qui tint le solo d’Une vie de héros dans le célèbre enregistrement effectué au début du mois de mars 1959 qui devait, au surplus, inaugurer le contrat entre Karajan et Deutsche Grammophon, gravure justement encensée depuis plus de cinquante ans. Depuis cette date cruciale, Schwalbé joue les différents solos qui lui sont confiés par le chef autrichien, que ce soit dans Ainsi parlait Zarathoustra en janvier 1973, Shéhérazade (1967) et la Méditation de Thaïs (1972), dans le deuxième mouvement de la Première Symphonie de Brahms (cette fois-ci sous la direction aussi bien de Böhm que de Karajan, en 1964 comme en octobre 1977, pour sa seconde intégrale berlinoise) ou même Les Quatre Saisons. Il joue également le Concerto pour deux violons en ré mineur de Bach dans un enregistrement d’août 1966 où il partage l’affiche avec Christian Ferras, toujours sous la baguette de Karajan, faisant une fois encore magnifiquement sonner son célèbre stradivarius King Maximillian.
Sa position au sein du Philharmonique de Berlin est incontestée au point que c’est même lui qui, contre l’avis d’un Karajan peut-être pas aussi bien préparé qu’à son habitude, impose que le lied «Beim Schlafengehen» (le troisième des Quatre derniers lieder de Richard Strauss) soit rejoué afin de parfaire son solo lorsqu’il accompagne la divine voix de Gundula Janowitz (2). Si Michel Schwalbé restera surtout comme ayant été le grand premier violon solo du Philharmonique de Berlin (3), il a également été un pédagogue réputé, que ce soit au Conservatoire de Berlin ou, en période estivale, au Mozarteum de Salzbourg sans oublier des sessions recherchées dispensées notamment à la Juilliard School de New York.
Les relations entre Michel Schwalbé et Herbert von Karajan auraient pu être orageuses, voire inexistantes. Comme il l’a lui-même dit, «les circonstances exactes de son adhésion au parti national-socialiste ne me furent révélées que beaucoup plus tard. Ma famille tout entière ayant été exterminée par les nazis, je n’aurais jamais accepté en 1957 de rejoindre la Philharmonie de Berlin si j’avais su, à ce moment-là, que Karajan avait pris sa carte au printemps 1933, deux mois après l’accession de Hitler au pouvoir. C’est vrai, je lui en ai voulu d’avoir menti sur la date de son adhésion. Il le savait!» (1). Pour autant, l’estime réciproque entre les deux hommes fut réelle. Ainsi, Schwalbé rapporte qu’après un concert donné à Londres où le Philharmonique avait notamment joué Une vie de héros, il était allé voir Karajan dans sa loge et lui avait dit: «"Ah, M. von Karajan, je ne me souviens pas avoir déjà donné un aussi beau concert dans cette ville!". Et pour toute réponse, il me prit dans ses bras et me remercia de ma collaboration à cette prestation» (4). C’était cela aussi, Michel Schwalbé: une vraie générosité combinée à tout ce qui faisait de lui un grand artiste.

 

(1) Entretien accordé au Monde de la Musique, septembre 1989, p. XV.
(2) Herbert von Karajan, a life in music, Richard Osborne, Northeastern University Press, 1999, p. 597.
(3) Outre les enregistrements précités, tous publiés chez Deutsche Grammophon, citons également deux récentes parutions chez Testament :
un concert enregistré au festival de Salzbourg en août 1970, où Schwalbé tient la partie de violon solo dans Ainsi parlait Zarathoustra sous la baguette de Karajan et une rare version du Troisième Concerto de Saint-Saëns sous la direction de Pierre Monteux
(qui dirige ici également les Berliner Philharmoniker).
(4) Herbert von Karajan, Der philharmonische Alleinherrscher, Klaus Lang, M&T Verlag, 1992, p. 170.