SONATE POUR VIOLONCELLE SEUL, OP. 60
Johann Causse (violoncelle)
Recording: 2019
DUO POUR VIOLON ET VIOLONCELLE, OP. 50
Alexis Galpérine (violon), Jean de Spengler (violoncelle)
Recording: 2004
QUATUOR À CORDES N° 2, OP. 31
Quatuor Stanislas
Recording: 2018
Entretien avec Jean de Spengler, fondateur de l’Ensemble Stanislas par Alexis Galpérine
Alexis Galpérine : dans le cadre de la saison de concerts de
l’Ensemble Stanislas à Nancy, tu as tenu à rendre hommag
e à Marcel Mihalovici, un homme que nous avons connu,
toi et moi, et qui, comme bien d’autres compositeurs du XXème siècle, est tombé
dans un relatif oubli…
Jean de Spengler : Oui, j’ai été surpris et peiné de constater, par exemple, qu’on trouve aujourd’hui peu d’enregistrements de sa musique.
AG : Un purgatoire dans lequel, à l’exception peut-être de Martinu, sont cantonnés aussi ses camarades de l’Ecole de Paris. Aux côtés de Bohuslav Martinu, on trouve Alexandre Tansman, Tibor Harsanyi, Conrad Beck, Alexandre Tcherepnine…. Un groupe d’étrangers installés en France dans l’entre-deux-guerres, qui sera rejoint par Igor Markevitch et Alexandre Spitzmüller. A ce que je sais, c’est la critique qui les a réunis sous cette enseigne, en référence à l’Ecole de Paris des peintres.
JS : C’est certainement ce cosmopolitisme qui fonde leur originalité (ils venaient de Russie, de Pologne, de Suisse, d’Autriche, de Tchécoslovaquie, de Roumanie…), et aussi une manière qui leur était propre de fondre leurs cultures d’origine dans le grand carrefour d’influences qu’était le Paris de la première partie du siècle. Mihalovici, arrivé de Bucarest en 1919 à l’âge de vingt ans, est éminemment représentatif de cette double appartenance, autant par son tempérament de militant, qui proclame haut et fort sa naissance dans le prodigieux foyer de création de la Mittel Europa, que par son intégration parfaite à la culture française. Rappelons ses amitiés avec Vladimir Jankélévitch, Pierre-Jean Jouve, Samuel Beckett…
AG : On pense ici à Enesco, le mentor et l’ami de toute une vie, lui aussi indissolublement attaché à sa terre natale et devenu plus français que les Français eux-mêmes. Il est vrai que les Roumains se sont toujours sentis chez eux à Paris, il n’est nul besoin d’avoir lu Cioran ou Ionesco, ou d’avoir suivi les concerts et conférences de Celibidache pour savoir cela…
JS : Le lien avec Enesco , à l’évidence, est essentiel et clairement revendiqué.
AG : Il remonte à l’enfance puisque le professeur de violon de Mihalovici, Bernard Bernseld, était lui-même élève d’Enesco. Il fut facile pour lui de présenter son jeune protégé à son maître. Tous les musiciens de l’Empire austro-hongrois – c’est bien connu – furent familiers de l’écriture pour cordes, mais la maîtrise exceptionnelle de Mihalovici dans ce domaine procède presque d’une identification à son modèle…
JS : Une maîtrise d’écriture, oui, mais aussi une dilection particulière que l’on ressent immédiatement dès les premières mesures des œuvres présentées ici. Qu’il s’agisse du duo violon-violoncelle, du deuxième quatuor ou encore de la sonate pour violoncelle seul, on ne peut qu’être frappé par la réunion des deux faces d’une même médaille, deux vocations inscrites dans l’histoire même de la famille des cordes : la veine populaire ( celle des instruments de village) et un rôle unique dans le développement des grandes formes classiques. Ainsi on ne s’étonnera pas de l’irruption de motifs roumains, mélodiques ou rythmiques, dans un discours par ailleurs fortement structuré qui n’en finit pas de se souvenir de Bach.
AG Une chose a attiré mon attention : Mihalovici admirait beaucoup Max Reger, champion incontesté de ce qu’on a appelé, sans respect excessif, le « faux Bach », notamment dans ses pages solos pour le violon, l’alto ou le violoncelle. Reconnaissons que cette admiration était peu courante à l’époque en France….
JS : C’est le moins qu’on puisse dire ! Cependant, il faut aussi et surtout rechercher l’obsession formelle dans l’enseignement de Vincent d’Indy, ce dernier ayant lui-même revisité à sa façon, dans sa dernière période, les antiques formes des âges classique et pré-classique.
AG : C’est vrai que Mihalovici, comme Martinu, est issu de ce formidable creuset que fut la Schola Cantorum. Un « temple du conservatisme » qui, d’Albeniz à Varèse, de Satie à Roussel, et j’en passe…, n’a cessé d’attirer des musiciens modernistes.
JS : On voit là à quel point il faut se méfier des catégories figées.
AG : La sonate pour violoncelle, de facture délibérément néo-classique, écrite en 1949 pour André Huguelin, fut créée par André-Lévy, un homme merveilleux qui fut ton premier maître.
JS : Oui, un grand musicien que j’ai beaucoup aimé. C’est par lui que j’ai rencontré Mihalovici.
AG : André-Lévy était également un ami de la violoniste Marie-Thérèse Ibos, un de mes professeurs, et je me souviens que nous avions travaillé le duo de Mihalovici sur son matériel, réglé méticuleusement sous le contrôle du compositeur. Elle avait joué cette œuvre plusieurs fois, avec André-Lévy ou Reine Flachot.
JS : Dans cette page, la veine rhapsodique l’emporte sur l’esprit constructiviste. De l’aveu même de l’auteur, elle puise directement à la source du grand exemple d’Enesco. Cependant, un dosage raffiné des couleurs se nourrit à l’évidence de l’esprit français.
AG : Peux-tu nous dire quelques mots sur le deuxième quatuor ??
JS : Il fut créé en 1931 par le Quatuor Roth. Voici ce qu’en dit Gérald Hugon :
«Cette œuvre magistrale témoigne de la maîtrise contrapuntique du compositeur par laquelle chaque instrument s’épanouit en toute individualité. Deux vastes mouvements de forme sonate solidement construits, le dernier de caractère dansant, encadrent une aria, courte page d’une intense expressivité. L’harmonie parfois aux confins de l’atonalité par un usAGe intensif du chromatisme, reste néanmoins gouvernée par un centre tonal. Cet ouvrAGe constitue une synthèse des traditions française pour le raffinement des sonorités, roumaine, par son lien spirituel avec la musique d’Enesco et germanique pour son écriture contrapuntique et sa conception maîtrisée de la grande forme, dans la descendance directe de Beethoven, Brahms et surtout Max Reger que Mihalovici admirait tant. Ce quatuor me semble fascinant par sa force, son âpreté et sa tension.»
AG : Il nous faut maintenant évoquer l’homme que nous avons eu la chance de rencontrer, notamment quand nous jouions en trio avec Josette Morata, élève de son épouse, la grande pianiste Monique Haas. Notre environnement musical de jeunes musiciens était alors familier des proches de l’Ecole de Paris : André-Lévy, Marie-Thérèse Ibos (qui créa Tansman, Tchérépnine, Beck…) et Ina Marika, assistante de Monique Haas au Conservatoire de Paris et amie de Martinu et d’Harsanyi. C’était les années soixante-dix, et je me souviens particulièrement d’un concert au centre Rachi de Paris, donné en soutien à Anatoly Chtcharansky et aux Juifs d’URSS. Jankélévitch présentait la soirée. Je jouai avec Josette Morata, et Monique Haas interpréta quelques pages de Chopin et de Ravel. C’est à cette occasion que je vis pour la première fois Mihalovici, mélange de puissance et de douceur, qui m’impressionna au plus haut point.
JS : Sans avoir rien perdu de son charme d’Europe centrale, il était aussi un parfait exemple de l’esprit du « titi» parisien de la première moitié du XXème siècle, comme on peut le constater dans les lettres d’une irrésistibles drôlerie adressées à son ami Henri Dutilleux (Henri Dutilleux, par Pierre Gervasoni / Actes Sud). D’ailleurs, ses amis l’appelaient Chip ! Dans les années soixante-dix, lorsque j’eus le bonheur de faire sa connaissance grâce à mon cher André-Lévy, il vivait avec son épouse Monique Haas, dans un minuscule appartement de la rue du DrAGon, au quartier latin. C’était une sorte de capharnaüm dont les murs semblaient faits de livres et de partitions empilés les uns sur les autres, le piano emplissant presque tout l’espace restant. Aussi nous emmenaient-ils dîner dans un petit restaurant italien de la rue des Canettes qui leur servait de salle à manger. Et là, quel bonheur de l’entendre, dans son merveilleux français teinté de Mittel Europa, raconter mille anecdotes sur le Paris d’entre-deux-guerres, sur ses rencontres avec des musiciens comme Enesco, Martinu, Vincent d’Indy, Bartók ou Ravel, ou avec les peintres, poètes et écrivains venus du monde entier, qui peuplaient alors les rue du quartier latin pour se retrouver, le soir venu, dans les grands cafés de Montparnasse, comme la Coupole ou la Rotonde.