Varian Fry
Livrer sur demande...
Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941)
Agone - Mémoires sociales (2008)
ISBN: 978-2-7489-0087-3

Edith Ochs (Traducteur)
Charles Jacquier (Préface)
Albert Hirschman
356 pages
Nouvelle édition, revue et augmentée de "La Liste Noire"

Août 1940. Varian Fry, journaliste américain de 32 ans, débarque à Marseille missionné par l’Emergency Rescue Committee (ERC). L’association a été créée deux mois plus tôt à New York par des intellectuels libéraux et des antifascistes allemands. Objectif : venir en aide aux écrivains, poètes, journalistes, artistes, militants antinazis menacés par la police française dans une ville devenue le seul point de passage entre la France de Vichy et le monde libre.

Venu avec une liste de deux cents noms de VIP en poche, Varian Fry dispose d’un mois pour les mettre à l’abri. Mais le jeune homme ne se résout pas à sauver les intellectuels traqués par la Gestapo en abandonnant à leur triste sort les anonymes, juifs ou non. Ayant eu un aperçu de la barbarie nazie à Berlin, en 1935, Varian Fry décide de rester à Marseille où il bravera l’article 19 de la convention d’armistice signée entre la France et l’Allemagne : « Le gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants désignés par le gouvernement du Reich. »

Aidé par un réseau cosmopolite (où l’on croise le jeune avocat Gaston Defferre, des militants du POUM, de la CNT, des Allemands, des Italiens, des Suisses, des religieux…), résistant avant l’heure, Varian Fry ne fait pas les choses à moitié au sein du Centre américain de secours. D’août 1940 à septembre 1941, avec ses maigres moyens, armé d’une persévérance sans borne, il protègera 4000 personnes. Munies de papiers, vrais ou faux, près de 2000 d’entre elles pourront fuir aux Etats-Unis via des filières passant par les Antilles ou le Portugal d’où partaient cargos et hydravions.

Parmi les artistes, écrivains, poètes, musiciens, philosophes… secourus par Varian Fry, il y a du beau monde. Hannah Arendt, André Breton, Marc Chagall, Marcel Duchamp, Max Ernst, Lion Feuchtwanger, Wilfredo Lam, Jacqueline Lamba, Wanda Landowska, Jacques Lipchitz, Alma Mahler, Jean Malaquais, Heinrich Mann, Roberto Matta, André Masson, Max Ophüls, Benjamin Péret, Anna Seghers, Victor Serge, Jacques Schiffrin, Franz Werfel… ont sans doute échappé au pire. Que seraient-ils devenus si un homme de la trempe de Fry n’avait pas surgi au bon moment dans leur destin ?

Dans la banlieue marseillaise, la Villa Air-Bel, une bastide surnommée Château Espère-Visa, abrita ainsi l’avant-garde politique (notamment des militants de l’extrême gauche anti-stalinienne) et l’avant-garde artistique du moment. André Breton raconte : « Durant l’hiver de 1940 à Marseille Victor Serge et moi sommes les hôtes du Centre américain de secours aux intellectuels, avec les dirigeants duquel nous résidons dans une spacieuse villa de la périphérie Air-Bel. Nombreux, les surréalistes s’y retrouvent chaque jour et nous trompons du mieux que nous pouvons les angoisses de l’heure. Il vient là Bellmer, Char, Dominguez, Ernst, Hérold, Itkine, Lam, Masson, Péret, si bien qu’entre nous une certaine activité de jeu reprend par moments le dessus. C’est de cette époque que date, en particulier, l’élaboration à plusieurs d’un jeu de cartes dessiné d’après des symboles nouveaux correspondants à l’amour, au rêve, à la révolution, à la connaissance, et dont je ne parle que parce qu’il a l’intérêt de montrer ce par rapport à quoi, d’un commun accord, nous nous situons à ce moment. ». Le fameux Jeu de Marseille surréaliste était né.

L’héroïsme et l’efficacité de Varian Fry n’étaient pas appréciés par l’ERC. Sa dérive vers l’action clandestine et les moyens illégaux qui en découlaient fut condamnée par ses mandataires et par le Département d’État. Le consul des Etats-Unis lui confisquera même son passeport. Finalement, le gouvernement de Vichy expulsera ce redoutable emmerdeur accusé d’avoir « trop protégé les Juifs et les antinazis ».

De retour aux USA, fin 1941, rongé par la tristesse de ne pas avoir pu aider encore plus de monde, Varian Fry voulu alerter l’opinion publique sur le sort des juifs en Europe. « Maintenant, je sais et je veux que d’autres le sachent avant qu’il ne soit trop tard », disait-il avant de publier, en décembre 1942, dans The New Republic, un article clairement intitulé Le massacre des Juifs en Europe. Dans le même temps, presque sur le vif, Fry écrivit un livre sur son action en France. L’ouvrage, Surrender on Demand, ne sera publié qu’en 1945, en partie censuré, parce que l’auteur dénonçait la politique criminelle de l’Amérique en matière de visas. Ce livre ne sorti en France qu’en 1999, chez Plon, sous le titre La Liste noire. C’est ce témoignage capital, agrémenté d’un glossaire précieux, que reprennent les éditions Agone avec Livrer sur demande…

A l’occasion du centenaire de la naissance de Varian Fry (né en 1907), le beau musée de la Halle Saint-Pierre présente par ailleurs une exposition-hommage alliant art et histoire. Témoignages photographiques, écrits, documents administratifs, peintures, dessins collectifs, sculptures… se côtoient. On y trouve des œuvres signées Jean Arp, Hans Bellmer, André Breton, Victor Brauner, Camille Bryen, Marc Chagall, Frédéric Delanglade, Oscar Dominguez, Marcel Duchamp, Max Ernst, Jacques Hérold, Wifredo Lam, Jacqueline Lamba, Jacques Lipchitz, Alberto Magnelli, André Masson, Roberto Matta, Ferdinand Springer, Sophie Taeuber, Wols…

En 1995, bien après sa mort survenue en 1967, Varian Fry deviendra le premier américain, et le seul, à être reconnu comme « Juste parmi les Nations » par Yad Vashem de Jérusalem. Parmi les personnes aidées par Varian Fry, figurait Siegfried Kracauer. L’historien disait qu’une vieille légende juive assure que chaque génération comporte trente-six Justes qui maintiennent le monde dans l’existence. « Si ces Justes n’existaient pas, le monde serait détruit et périrait. Mais personne ne les connaît. Eux-mêmes ignorent que c’est leur présence qui sauve le monde de la perte. Pour moi, la quête impossible de ces justes cachés – y en a-t-il vraiment trente-six par génération ? – me paraît être l’une des plus excitantes aventures que puisse tenter l’histoire. »

Varian Fry, « lueur vive dans la nuit », ignorait qu’il était un Juste. Nous, nous le savons et nous le saluons.

Varian Fry, Livrer sur demande… - Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille 1940-1941). Préface de Charles Jacquier. Avant-propos d’Albert Hirschman. 416 pages, collection Mémoires sociales, éditions Agone.  En annexe, des articles de Fry (dont Le Massacre des Juifs) sont proposés avec 34 illustrations.

Varian Fry, Marseille 1940-1941 et les artistes candidats à l’exil, exposition présentée jusqu’au 9 mars 2008 à la Halle Saint-Pierre (2 rue Ronsard, Paris 18e). Tous les jours de 10h à 18h. Un catalogue, Varian Fry, Marseille 1940-1941, 250 pages couleurs, est disponible à la librairie du musée. 45€.

Atelier. Après des ateliers sur le Cadavre Exquis et la fabrication de faux papiers (!), la Halle Saint-Pierre propose un atelier sur le Jeu de Marseille aux enfants (à partir de 6 ans). Rendez-vous du 25 au 29 février et du 3 au 7 mars, de 14h30 à 16h. Infos au 01 42 58 72 89.

Colloque. Dans le cadre de l’exposition, la Halle Saint-Pierre organise un colloque, le 16 février, à 14h, sur le thème Enseignement et transmission de la Shoah. Des interventions de Stéphane Hessel, Georges Bensoussan, Elisabeth de Fontenay, Richard Prasquier et Sylvie Courtine-Denamy sont annoncées. Le colloque sera suivi par une lecture de textes de Varian Fry, d’Hannah Arendt, de Benjamin Fondane, de Benjamin Péret, d’André Breton, de Walter Benjamin… dits par Pierre Katuszewski.

Varian FRY ( - 1967)
Un jeune Américain envoyé à Marseille en août 1940 par l'Emergency Rescue Committee (ERC), fondé à New York deux mois auparavant. Il a pour tâche d'organiser la fuite hors d'Europe d'artistes et d'intellectuels. ARRIVÉ à Marseille avec une liste de deux cents noms, Varian Fry sauvera environ deux mille personnes. Jusqu'au 2 juin 1942, quand l'administration française décide de fermer son « Comité américain de secours ». Parmi les célébrités dont il organisa le départ figurent, outre Victor Serge et son fils Vlady, les surréalistes André Breton, André Masson, Max Ernst accompagné de Peggy Guggenheim, puis Marcel Duchamp et Jean Hélion.

Le 4 décembre 1940, Marseille en délire : Pétain y vient en voyage officiel. La ville est sur les trottoirs et aux balcons. Le portrait du maréchal sur la Canebière mesure 8 mètres de haut. L'archevêque, le préfet, le maire et l'académie locale reçoivent avec émotion le visiteur. Il les salue. Il salue la foule derrière les barrières, sur le Vieux-Port. Il salue le chien de la Légion. Il ne cesse de saluer, et les photographes de le photographier.

Les seuls qu'il ne salue pas, ce sont les indésirables, les « internés administratifs suspects de pouvoir troubler l'ordre public ». Il y en a vingt mille, pas moins. Ils sont retenus par la police quatre jours partout où ils peuvent être enfermés, par exemple sur un bateau dans le port. Sur le Sinaïa sont incarcérés André Breton et Victor Serge, agitateurs politiques notoires, l'un poète, l'autre romancier, tous deux révolutionnaires. Ils y retrouvent un citoyen américain, Varian Fry. Il vient de New York pour les sauver du pétainisme et des nazis. (...) Que la région fut, de 1940 à 1942, le dernier refuge des artistes et des intellectuels avant l'exil ou la persécution, que les surréalistes y reformèrent brièvement leur groupe, on le savait de longue date. Ce que fit Varian Fry, dans quelles conditions, avec quelles difficultés, il fallait ces recherches pour l'établir plus précisément. Fry arrive à Marseille, en train, au matin du 14 août 1940. Il a sur lui 3 000 dollars, une liste de deux cents noms, une lettre de recommandation de l'épouse du président des Etats-Unis, Eleanor Roosevelt, et une attestation qui certifie qu'il se livre en Europe à une enquête sur les réfugiés et leurs besoins. Fry a trente-deux ans, une formation en philologie classique, un emploi dans l'édition new-yorkaise, des opinions politiques libérales. Il a aussi des souvenirs : en 1935, il a voyagé en Allemagne.

Deux mois auparavant a été fondé à New York l'Emergency Rescue Committee (ERC). Après l'effondrement de l'armée française, Reinhold Niebuhr, président des American Friends for German Freedom, provoque une réunion sur la situation des réfugiés. Elle est réglée par l'article 19 de la convention d'armistice signée par Pétain le 22 juin : « Le gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich et qui se trouvent en France, de même que dans les possessions françaises, les colonies, les territoires sous protectorat et sous mandat. » Par exemple Walter Benjamin, Max Ernst ou Hans Hartung, anti-nazis déclarés.

L'assemblée crée l'ERC, qui collecte les premiers fonds et intéresse à la cause Eleanor Roosevelt, laquelle se fait fort d'obtenir du président des visas d'entrée aux Etats-Unis. Deuxième étape : dresser la liste de ceux qu'il faut sauver absolument. A cette entreprise contribuent des émigrés, dont Thomas Mann, et des Américains, dont le fils d'Alfred Barr, directeur du Museum of Modern Art de New York. Arp, Chagall, Ernst, Kandinsky, Matisse et Picasso sont dans ce répertoire - celui qu'emporte Varian Fry, chargé d'organiser leur départ.

BUREAUCRATIE ET FILIÈRES Ses alliés ? Ceux qui forment les services du CAS, installés à l'Hôtel Splendide, puis rue Grignan : des émigrés allemands en danger et Daniel Bénédite, militant SFIO, ancien secrétaire à la préfecture de police de Paris, spécialiste du style administratif. Autres secours : des fonctionnaires qui « ferment les yeux » et les consuls de pays restés au poste malgré l'occupation de leurs pays - Lituanie, Pologne, Tchécoslovaquie - et qui fournissent des passeports, jusqu'à leur arrestation. (...)

Il y a aussi ceux qui financent, ceux qui logent, ceux qui patronnent. Les collectes aux Etats-Unis sont financées par Peggy Guggenheim - qui se trouve alors à Grenoble -, Mary Jane Gold, milliardaire américaine restée à Marseille pour aider Fry, et des émigrants riches qui, en partant, prêtent de l'argent. Les patronages sont ceux de Françoise Rosay, Pablo Casals, André Gide, Georges Duhamel, Emmanuel Mounier, Wladimir d'Ormesson. La comtesse Lily Pastré, dans sa propriété de Montredon, recueille Joséphine Baker, Georges Auric, Darius Milhaud, Clara Haskill, André Masson, successivement ou simultanément. La comtesse, qui doit sa fortune à un apéritif, fonde l'association Pour que l'esprit vive, organise des fêtes et abrite ses pensionnaires en attente d'un bateau. Les surréalistes locataires de la villa Air-Bel ont les mêmes angoisses.

Varian Fry s'épuise à duper la bureaucratie et à inventer des filières. Il verse des subsides hebdomadaires à plus de cinq cents réfugiés. Son efficacité est remarquable. Le 25 mars 1941, Breton et sa famille, Victor Serge et son fils Vlady embarquent sur le Capitaine-Paul-Lemerle, où monte aussi un ethnologue inconnu, Claude Levi-Straus. Le 31 mars, André Masson, sa femme et ses fils montent à bord du Carimare, direction la Martinique. Le 13 juillet, Peggy Guggenheim et Max Ernst quittent Lisbonne en avion. Dans les mois qui suivent et jusqu'à l'occupation, en novembre 1942, par les nazis de la « zone libre », d'autres parviennent à partir, Marcel Duchamp ou Jean Hélion, évadé d'un camp de prisonniers en Poméranie.

Fry ne réussit pas à faire partir tous ceux qui sont en péril. Victor Brauner et Hans Bellmer se cachent durant toute la guerre, et survivent. D'autres sont pris. Louise Straus, peintre et historienne d'art, a été entre 1919 et 1922 la première femme d'Ernst. Réfugiée en France, elle fait appel au CAS, et son fils, Jimmy Ernst, intervient en sa faveur auprès de Barr, en vain. Elle trouve abri un moment à Manosque, chez Jean Giono. Arrêtée par les nazis, elle disparaît dans un camp d'extermination, comme le sculpteur Otto Freundlich, déporté à Maïdanek.

Le 6 septembre 1941, Fry est expulsé. Il quitte la France par Perpignan et Port-Bou, là où Walter Benjamin s'est suicidé un an auparavant. Grâce à Bénédite, le cas survit jusqu'au 2 juin 1942. Ce jour-là, il est fermé par la police française, à la demande de l'administration française.

Philippe DAGEN, Le Monde 16-01-99