Todesfuge / Fugue de mort Paul Celan Bucarest, 1945. |
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Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends Wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts Wir trinken und trinken Wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt Der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete Er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitzen die Sterne er pfeift seine Rüden herbei Er pfeift seine Juden hervor läßt schaufeln ein Grab in der Erde Er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr andern singet und spielt
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
Er ruft spielt süßer den Tod der Tod ist ein Meister aus Deutschland
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
Dein goldenes Haar Margarete |
Lait noir du petit matin nous le buvons au soir Nous le buvons au midi et au matin nous le buvons à la nuit Nous buvons et buvons À la pelle nous creusons une tombe dans les airs là on gît non serré Un homme habite dans la maison celui-ci joue avec les serpents celui-ci écrit Celui-ci écrit quand vers l'Allemagne le noir tombe tes cheveux d'or Margarete Il écrit cela et marche au-dehors et les étoiles fulgurent, Il siffle ses molosses Il siffle pour faire sortir ses juifs les laissant à la pelle creuser une tombe dans la terre Il nous commande jouez jusqu'à la danse Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit Il crie enfoncez vos pelles plus profond dans la croûte de la terre vous autres chantez et jouez Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître venu d'Allemagne Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit Tes cheveux d'or Margarete |
Lait noir du petit jour nous le buvons le soir Nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit Nous buvons et buvons Nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit Qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete Il écrit cela et va à sa porte et les étoiles fulminent il siffle pour appeler ses chiens Il siffle pour rappeler ses Juifs et fait creuser une tombe dans la terre Il nous ordonne jouez maintenant qu’on y danse Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit Il crie creusez plus profond la terre vous les uns et les autres chantez et jouez Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit Il crie jouez la mort plus doucement la mort est un maître d’Allemagne Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit Tes cheveux d’or Margarete |
Traduction de Gil Pressnitzer Pavot et mémoire Christian Bourgois, 1987 |
Traduction Olivier Favier. In Choix de poèmes, Pavot et mémoire © Poésie/Gallimard 1998, p. 53 |
Le poème ci-dessus, daté de 1945, est le plus emblématique et le plus connu de Paul
Celan. Son œuvre entière, en effet, est un long cri de douleur pour dire
l’inexprimable que fut l’holocauste, cette entreprise industrielle vertigineuse
que fut la solution finale pour nier , faire disparaître un peuple entier et le
transformer en marchandise. Certes, en matière de carnages de masse, les nazis
ont fait par la suite, et encore aujourd’hui, des émules un peu partout dans le
monde. Aucun de ces criminels, cependant, n’a encore osé atteindre un tel degré
d’abjection.
L’œuvre poétique de Celan, hantée, est celle d’un porteur de fardeau, de la douleur sans
nom, sans mots, sans images, une poésie en contre-parole, pour décrire
l’indicible, comme une langue de noyé, avec les mots mêmes de la langue des
tortionnaires. Celan, en effet, qui parlait parfaitement français, a voulu,
peut-être pour l’exorciser, que son œuvre soit écrite d’abord dans la langue des
bourreaux, qui était aussi celle de sa mère.
Ainsi qu’il l’écrit dans une lettre datée de 1946 au rédacteur du journal zurichois
Die Tat : « je tiens à vous dire combien il est difficile pour un
juif d’écrire des poèmes en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils
aboutiront bien aussi en Allemagne et – permettez-moi d’évoquer cette chose
terrible –, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui
qui fut l’assassin de ma mère… Et pire encore pourrait arriver… Pourtant mon
destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand. » in Poèmes,
© José Corti 2004, p. 201
Et d’abord, avant d’essayer d’entrouvrir cette œuvre difficile, il n’est peut-être
pas inutile, pour tenter d’en saisir les clés, de cerner la personnalité de son
auteur.
Il est né en 1920 en Roumanie, dans une famille juive. Études secondaires, apprentissage
de langues étrangères, allemande, roumaine, et française. Après le baccalauréat,
premier voyage en France, pour suivre des cours de médecine puis retour en 1939
dans sa province d’origine la Bucovine, annexée à partir de 1940 par la Russie,
ce qui lui permettra d’apprendre la langue russe.
Ses parents sont déportés dans un camp de travail roumain, puis dans un camp
allemand où l’année suivante, son père mourra du typhus et sa mère, d’une balle
dans la nuque, selon certains témoins.
Le poète, s’installe en France en 1948 pour le restant de sa vie, donne des cours de
langue, fait des traductions, et se bâtit une vie de famille, en épousant une
jeune femme aristocrate et catholique, Gisèle de Lestrange, peintre et graveur,
qui va lui vouer un amour profond. Leur relation sera pourtant rendue particulièrement difficile en raison des crises de
délire dont est sujet Celan, au point de nécessiter, entre 1965 et 1966, son
internement en hôpital psychiatrique. Ces crises qui vont s’aggraver au fil des
mois avec, entre autres, pour résultat une tentative de meurtre sur son épouse
et de suicide sur lui-même, ont leur origine dans un syndrome post-traumatique
lié à la Shoah. À cela, vont s’ajouter des crises de dépression dues aux soucis
causés par une campagne de calomnies déclenchée par la veuve d’Ivan Goll
accusant Celan d’avoir plagié son époux.
Cette campagne déclenchée en 1953, va être reprise interminablement pendant de
nombreuses années et aura sur le caractère délirant du poète hanté par la mort
son épilogue, en 1970, par un plongeon définitif dans la Seine par-dessus,
pense-t-on, le parapet du pont Mirabeau proche de son domicile.