Sara-Elena Iglesias Munoz
Science, musique, politique 1940-1944
La musicologie française sous l'Occupation

Maison des Sciences de l'Homme
ISBN : 978-2-73511-618-8
370 p. Index. Bibliographie.
2014
 

 

 

« La nuit tout est possible », écrit Vladimir Jankélévitch dans son étude sur Le Nocturne publiée dans la clandestinité en 1942… Pris au cœur de l'Occupation, entre débrouille et engagement politique, entre les difficultés matérielles du quotidien et le luxe des manifestations musicales de la collaboration, les musicologues français vivent et survivent à la tourmente – persécutés, marginalisés, surveillés pour les uns, impliqués pleinement dans la propagande pétainiste ou collaborationniste pour d'autres. Mais dans ce tableau de la musicologie des « années noires » dominent de fait les zones grises des ambiguïtés, des hésitations, des contraintes et des jeux de pouvoir.
La musique est au centre des politiques culturelles française et allemande et les musicologues y ont leur rôle à jouer. Du premier élan pétainiste du « relèvement » de la nation aux règlements de compte de l’épuration en passant par la Résistance ou les grands projet de la collaboration culturelle, les musicologues comme Paul-Marie Masson, André Schaeffner, Jacques Chailley, Claudie Marcel-Dubois ou Norbert Dufourcq mobilisent ainsi la musique pour des causes politiques différentes.
Au travers de nombreuses archives françaises et allemandes et par une analyse méticuleuse des publications musicologiques, Sara Iglesias questionne au fil d’exemples précis l’idée de l’autonomie des sciences humaines et apporte de nouveaux éclairages sur l’histoire culturelle de la France occupée.

Introduction

Partie I : La musicologie et ses publications : entre autonomie et hétéronomie
1. Qu'est-ce qu'un musicologue français en 1940 ?
1.1 L'autodéfinition par l'objet
1.2 Un « métier » d'élite
1.3 Thèmes et méthodes
1.4 Une topographie institutionnelle en mouvement

2. Les ouvrages sur la musique
2.1 L'édition comme outil politique : censure, contrôle, propagande
2.1.1 Systèmes du contrôle
2.1.2 Le secteur musical comme espace de liberté ?
2.2 Un marché solide
2.3 Continuité des contenus et méthodes
2.3.1 Rejet consensuel de la musicologie national-socialiste
2.3.2 De rares prises de position
2.3.3 Des publications à vocation apolitique

3. Les périodiques musicaux
3.1 Les revues sous l'Occupation : sabordages, continuités, contrôles camouflés
3.2 La presse musicale bouleversée
3.3 Les Rapports et Communications de la SFM : tradition et débrouille
3.3.1 Conditions matérielles
3.3.2 Pour une musicologie apolitique ?

4. Lectures politiques
4.1 Des biographies collaborationnistes ? Landormy et Pourtalès
4.1.1 Des auteurs bien choisis
4.1.2 Pour l'entente franco-allemande
4.2 Des histoires subversives ? Dufourcq et Landormy
4.2.1 Petite histoire de la musique en Europe
4.2.2 La musique française après Debussy

Partie II : La musique au service de la nation
5. La musique pour le nouvel État
5.1 « Entretenir la flamme sacrée » : retour à la normale et mobilisation
5.1.1 Dans l'enseignement supérieur, retour difficile à la routine
5.1.2 Parenthèse : Paul-Marie Masson, acteur central de la musicologie française
5.1.3 À la SFM, doutes passagers et retour à la stabilité
5.1.4 Parenthèse : Marie-Louise Pereyra, une trajectoire individuelle au sein de la SFM123
5.1.5 Le relèvement
5.2 L'éducation patriotique
5.2.1 Racines d'avant-guerre : critiques musicologiques du système éducatif
5.2.2 La vulgarisation : la musicologie pour le peuple
5.2.3 Pour une jeunesse rénovée
5.3 Le Comité Cortot : la musicologie dans la réorganisation étatique du milieu musical
5.3.1 Le projet politique de Cortot
5.3.2 Les musicologues experts au service de l’État technocrate

6. Imaginer la musique française : affirmations du national
6.1 Réinventer le peuple : le folklore musical
6.1.1 Le Musée des Arts et Traditions Populaires, principal foyer du folklore
6.1.2 « La terre, elle, ne ment pas » : le vrai peuple, la vraie musique populaire
6.1.3 La musique nationale pour la Révolution nationale
6.2 L’idéal classique
6.2.1 « Le classique » – un concept idéologique
6.2.2 Le « classique à la française » : vers un paradigme national
6.3 Figures de Debussy
6.3.1 Debussy patriote, sauveur de la France
6.3.2 La fusion franco-allemande : Debussy dans le discours collaborationniste
6.3.3 L’anti-Wagner libérateur : Debussy résistant

7. L’autre nation : subversion et résistance
7.1 Résistances
7.1.1 Une définition difficile et l’éloquence problématique des sources
7.1.2 Des engagements divers et isolés
7.1.3 André Schaeffner, Gilbert Rouget et le réseau du Musée de l’Homme
7.2 Les Concerts de la Pléiade, déconstruction d’un mythe de résistance
7.2.1 Genèse et concept
7.2.2 Le programme : affirmer la tradition française
7.2.3 Un événement subversif ?

Partie III : Présences allemandes
8. Musicologie allemande et musicologie française : échanges et collaborations scientifiques
8.1 Retour sur un conflit historique
8.1.1 La musicologie en guerre : les fondations nationalistes de la Société française de musicologie
8.1.2 L’impossible modèle allemand
8.2 Échanges scientifiques ? Diffusion de la musicologie allemande
8.2.1 Les conférences de l’Institut allemand et Heinrich Strobel
8.2.2 La traduction, un véhicule de propagande
8.2.3 Un transfert unidirectionnel éphémère

9. Les bibliothèques musicales parisiennes sous influence allemande
9.1 Un grand projet politique : la réorganisation des bibliothèques musicales et le Département de la musique
9.1.1 Un personnage-clé : Guillaume de Van, nouveau prince et « usurpateur » de la musicologie française
9.1.2 Changements de politique et bouleversements violents
9.2 Les musicologues allemands dans les bibliothèques musicales parisiennes
9.2.1 Le Sonderstab Musik dans les bibliothèques
9.2.2 Provocations, collaborations, contraintes
9.3 Au service de la collaboration : les Concerts de la Bibliothèque nationale
9.4 Polémiques et désolidarisations
9.4.1 Soutiens et oppositions du milieu musicologique
9.4.2 Une nomination controversée
9.4.3 Fin d’une carrière politique

10. « Définitivement aimée au-dessus des contingences » : musique allemande, musique européenne
10.1 La musique allemande dans Paris occupé
10.1.1 Propagande politique, réception apolitique ?
10.1.2 La sociabilité musicale franco-allemande, lieu de la collaboration
10.2 La musique de l’Europe nouvelle
10.2.1 « L’Europe nouvelle »
10.2.2 L’universalisme supranational – l’Europe à l’allemande
10.3 Mozart, effigie de l’Europe nouvelle
10.3.1 La collaboration européenne en musicologie : les festivités Mozart de 1941
10.3.2 Synthèse et couronnement : le génie « européen » et allemand de Mozart
10.4 Le « romantisme européen »
10.4.1 Politiques du romantisme
10.4.2 Germania, alma parens. Beethoven – Berlioz – Wagner, une filiation ?324
10.4.3 Repenser l’Europe

Partie IV : Épilogue
11. Chasser les ombres
11.1 Juger les musicologues : l’Épuration
11.1.1 Épurateurs, « épurables », épurés
11.1.2 Marges d’interprétation
11.2 Sortir de l’Occupation
11.2.1 Continuités fragiles
11.2.2 (Ré)interpréter une ambiguïté gênante

Politiques de l’apolitique

Bibliographie
1. Littérature
2. Sources
2.1 Sources publiées
2.2 Périodiques dépouillés
2.3 Bibliographie chronologique des ouvrages sur la musique parus du 2e semestre 1940 au 1er semestre 1944
2.4 Fonds d’archives dépouillés

Annexes
1. Abréviations
2. Notices biographiques des principaux acteurs
3. Index

Science, musique, politique : La musicologie française sous l'Occupation 1940-1944
Thèse de doctorat en Musique et musicologie, soutenue le 30 novembre 2011
Humboldt-Universität zu Berlin / École des Hautes Études en Sciences Sociales

Jury :
Estaban Buch, directeur de thèse, EHESS
Myriam Chimènes, CNRS
Hermann Danuser, co-directeur de thèse, Humboldt-Universität, Berlin
Burkhard Meischein, expert
Pascal Ory, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
Ullrich Scheideler, expert
Manuela Schwartz, Professeure, Hochschule Magdeburg/Stendal.

Ce travail étudie l’impact de l’Occupation allemande et de la politique du régime de Vichy sur la musicologie française de 1940 à 1944 à travers ses textes, ses institutions et les initiatives politiques de ses acteurs. Les recherches scientifiques sur cette histoire politique de la musicologie française demeurent encore marginales dans le champ historiographique comme dans celui de la musicologie. Cependant, les archives et publications analysées dans le cadre de cette recherche montrent clairement l’importance des articulations entre production musicologique et contingences politiques et idéologiques, ainsi que la profondeur des bouleversements institutionnels que la musicologie a subies dans cette période. Des questionnements à intérêt interdisciplinaire surgissent alors : dans quelle mesure et de quelle manière l’idéologie et le politique entrent-ils dans le discours scientifique ? Quelles sont les interactions entre les sphères de la musicologie et de la politique de Vichy et de l’occupant ? Dans quels processus micro-historiques celles-ci s’inscrivent-elles ? Comment la situation de l’Occupation se répercute-t-elle sur le travail scientifique au quotidien ? Quelles significations et fonctions sociales les auteurs octroient-ils à la musique ? Et enfin : en quoi la musicologie peut-elle être « engagée » ?

Cette étude se situe au croisement de différentes disciplines. Nous avons donc recours à une approche méthodologique empruntant des outils musicologiques et historiographiques. Le matériau de la recherche est constitué d’archives publiques, institutionnelles et semi-privées issues de fonds français et allemands, ainsi que de 118 ouvrages et de nombreux articles de presse des musicologues parus entre 1940 et 1944. La limitation chronologique (nous nous concentrons sur la période entre les deux majeurs événements créateurs de sens pour les acteurs, l’invasion allemande de 1940 et la Libération en 1944) et géographique (Paris comme centre de la musicologie de l’époque) favorise une description dense des processus analysés plutôt que l’étude des évolutions diachroniques plus larges de la discipline. Cependant, les périodes avant et après ces quatre années d’Occupation entrent également en considération afin de mettre en perspective les positions des acteurs et les discours en présence avec ceux de l’entre-deux-guerres, et de prendre en compte les répercussions de ces événements sur l’épuration et la sortie de guerre.

Le travail est organisé en quatre parties, suivies d’un épilogue.
La première d’entre elles se consacre à un état des lieux social et épistémologique de la musicologie de 1940, afin de spécifier les limites de la discipline, l’ancrage social des musicologues dans les couches supérieures de la société et politiquement conservatrices, et la fragilité institutionnelle de la musicologie. Cet aperçu sert ensuite de base à une étude des publications musicologiques de la période de Vichy mises dans leur contexte éditorial et analysées selon différentes grilles idéologiques possibles.
La deuxième partie est dédiée à l’enrôlement de la musique par les musicologues « au service de la nation ». Nous étudions ici les différentes manières de participer activement au programme de la Révolution nationale, les définitions d’une « musique nationale », ainsi que l’engagement pour une France résistante.
La troisième partie propose un regard sur les présences de l’occupant dans le champ musicologique, de la montée du discours « pro-européen » aux persécutions politiques de musicologues en passant par les modes concrets de cohabitation quotidienne et de collaboration directe. La création du Département de la musique à la Bibliothèque nationale en 1942 prend une importance particulière dans ce contexte. L’épilogue analyse la sortie de l’Occupation et l’épuration quasiment inexistante du champ musicologique.

L’interprétation des événements et des discours passe par une lecture herméneutique rapprochée des publications musicologiques au sein de leur contexte politique précis d’un côté et la reconstitution détaillée des faits historiques autour des acteurs de la musicologie de l’autre. Elle met en question la conception de la musique comme transcendante et apolitique et celle de la musicologie comme objective et autonome.