Robert Mencherini
Artistes et intellectuels réfugiés dans la région marseillaise en 1940-1942 : un jeu d’ombres entre survie et engagement

Déplacements, dérangements, bouleversement : Artistes et intellectuels déplacés en zone sud (1940-1944),
Bibliothèque de l'Alcazar, Marseille, 3-4 juin 2005 organisé par l'Université de Provence, l'Université de Sheffield, la bibliothèque de l'Alcazar (Marseille).
Textes réunis par Pascal Mercier et Claude Pérez. [actes du colloque]
16 x 24 cm, 396 p., 36 planches h.t., broché.
Editions CRDP, Marseille, 1987; ISBN : 978-2-86614-159-2
Librairie Jeanne Laffitte; ISBN : 2-86276-340-3

http://publications.univ-provence.fr/ddb/document.php?id=91

 

Table des matières

Le 28 novembre 1940, le héros de Transit, l’ouvrage d’Anna Seghers, est attablé dans un café du Vieux-Port, le Mont Ventoux (mais ce pourrait être dans l’établissement voisin, le Brûleur de Loups). Soudain, au delà du brouhaha des bavardages des habitués, qu’il subit jusqu’à l’écoeurement, lui apparaît le caractère intemporel de ce lieu de refuge et de transit qu’est Marseille.

«Mères qui avaient perdu leurs enfants, enfants qui avaient perdu leur mère, résidus des armées décimées, esclaves échappés à leurs chaînes, troupeaux humains chassés de tous les pays et qui arrivaient finalement à la mer, où ils se précipitaient sur les bateaux d’où ils seraient de nouveau chassés, tous fuyaient devant la mort, jusqu’à la mort. C’est ici que toujours les bateaux avaient jeté l’ancre, juste à cet endroit-là, parce qu’ici finissait l’Europe, parce qu’ici commençait la mer. C’est ici, c’est à cet endroit-là, que toujours s’était dressée une auberge, parce qu’ici la route se jetait dans la mer» [ 1].

Victor Serge dans ses Mémoires d’un révolutionnaire évoque, quelques mois après son départ de Marseille, la «cohue de réfugiés» qui hante cette cité.

(Elle) «comprend de grands intellectuels de toutes les classes qui ne sont rien puisqu’ils se sont permis de dire, la plupart doucement, non à l’oppression totalitaire. Nous comptons tant de médecins, de psychologues, d’ingénieurs, de pédagogues, de poètes, de peintres, d’écrivains, de musiciens, d’économistes, d’hommes politiques que nous pourrions insuffler l’âme à un grand pays. Il y a dans cette misère autant de capacités et de talents qu’il y en avait à Paris aux jours de sa grandeur : et l’on ne voit que des hommes traqués, infiniment fatigués, à bout de forces nerveuses. Cour des miracles des révolutions, des démocraties et des intelligences vaincues» [2].

La fuite et l’exode - les exodes - de 1940 rejoignent des mouvements immémoriaux . C’est une Méditerranée braudélienne, de brassage des peuples dans la longue durée que décrit ici Anna Seghers. Le cours Belsunce, où nous tenons ces échanges, en porte témoignage : il a accueilli de tout temps de nombreux «passagers» [3]. Et en 1940, c’est aussi dans ce quartier où elle a habité, que l’exilée situe une partie de son roman, rue du Relais, à l’hôtel Aumage, à proximité de l’Alcazar.

Certes, le Midi de la France a accueilli les intellectuels étrangers fuyant le nazisme bien avant le déclenchement de la guerre : c’est «Weimar en exil» dans les colonies de Sanary, que Marcuse qualifie de «capitale mondiale de la littérature allemande», d’Aix-en-Provence, ou de la Côte d’Azur. Mais ils sont rejoints, après la défaite, non seulement par leurs compatriotes déchus de leur nationalité, mais encore par les antifascistes et dissidents français de toutes tendances. Marseille devient, en 1940, un lieu de refuge et de transit privilégié pour tant d’intellectuels et d’artistes qu’il est impossible de citer ici tous leurs noms. Du moins jusqu’en 1942, où l’intensification des persécutions antisémites et l’occupation de la zone Sud modifient complètement la donne.

La «cohue» des réfugiés et leur survie dans une Marseille maréchaliste

Il n’est pas étonnant que la fuite devant le nazisme vainqueur conduise à Marseille : c’est le seul grand port de la France en zone non occupée d’où l’on peut encore partir pour l’Afrique du Nord, Gibraltar, les Antilles, au delà les Etats-Unis ou Londres.

Marseille est aussi une grande ville, où l’on peut plus facilement se dissimuler, trouver des ressources, et, atout non négligeable dans un premier temps, éloignée de la zone d’occupation. On comprend, dès lors, que la ville-port, à la fois lieu de retraite et de transit, attire comme un aimant les réfugiés français ou étrangers. Un rapport de police énumère les motivations qui ont poussé les "milieux étrangers", en particulier “Polonais et Israélites allemands", à se diriger vers Marseille et en distingue trois :

"1° Depuis toujours, il y a eu un certain trafic à Marseille, facilité par sa situation géographique. On peut y acheter des pièces d'identité.
 2° Les consulats étrangers y sont nombreux. Presque toutes les nations ont leurs bureaux consulaires dans cette ville.
 3° - On peut y obtenir une place sur les bateaux qui partent légalement, en offrant une somme au capitaine, ou  s'embarquer clandestinement sur un des bateaux qui partent à l'étranger (...)"
[4].

De plus, des militaires étrangers viennent s’y faire démobiliser : les membres de l’armée polonaise en France au camp de Carpiagne (entre Marseille et Cassis), ou comme Arthur Koestler, les engagés dans la Légion étrangère au Fort Saint-Jean.

La présence des réfugiés et ressortissants du Reich est encore renforcée par la réactivation du camp des Milles, près d’Aix-en-Provence. D’abord camp d’internement depuis septembre 1939, puis évacué croît-on définitivement en octobre 1940, il est de nouveau peuplé après novembre 1940, par des transferts des autres camps de la zone Sud et devient camp de transit. Ce n’est qu’à partir d’août 1942, qu’il devient l’antichambre de Drancy et des camps d’extermination pour les juifs étrangers raflés.

En ce qui concerne les artistes et intellectuels français, trois éléments expliquent leur «déplacement» dans la région marseillaise : la présence importante d’organismes culturels, de presse et de radio, repliés dans le Midi [ 5], la même volonté de départ qui anime les réfugiés étrangers et la fuite devant la chape nazie qui s’est abattue sur la France septentrionale. «Tout ce qui me paraît alors incomber aux intellectuels c’est de ne pas laisser cette défaite purement militaire, qui n’est aucunement le fait des intellectuels, tenter d’entraîner avec elle la débacle de l’esprit. Je n’ai pas besoin de dire que fin 1940, la situation des idées est extrêmement sombre. Les nauséeuses conceptions qui réclament la substitution à la Troisième République d’un «État français», sous le couvert d’une autorité soi-disant patriarcale, sont trop évidemment de celles dont l’esprit surréaliste peut le moins s’accommoder» témoigne André Breton [6].

De fait, en 1940-1942, la région marseillaise voit cohabiter deux populations : les «autochtones», souvent majoritairement issus eux-mêmes d’une immigration plus ancienne, et les «réfugiés». Un nouvel univers se crée et se superpose à la ville, sauf peut-être pour les politiques, liés par leurs propres réseaux à la population locale.

L’état d’esprit des Marseillais a été profondément modifié par rapport à l’avant-guerre. Marseille, «ville rouge» est devenue «maréchaliste». La repentance vichyste est parfaitement traduite par un film de Pagnol tourné dans la cité phocéenne au moment de la défaite, La fille du Puisatier [7].  Le maréchalisme s’exprime avec vigueur lors du voyage du Chef de l’État français à Marseille les 3 et 4 décembre 1940. Il faut bien sûr distinguer entre «maréchalisme» et «pétainisme» : le culte du maréchal n’est pas pour autant l’acceptation de toute sa politique. Mais il est évident que la ferveur populaire envers la personne du maréchal contraste avec les sentiments des exilés. D’ailleurs, un certain nombre sont alors l’objet de rafles et d’enfermement. Ainsi, pendant la visite du maréchal à Marseille, les indésirables sont retenus sur le Sinaïa, navire ancré dans la rade de Marseille. Et, parmi eux, tout le petit groupe des surréalistes avec André Breton.

Pour les réfugiés, en attendant les innombrables papiers indispensables au départ, il faut d’abord survivre. Les lieux de survie – matérielle et spirituelle - sont nombreux et divers. Ainsi, le “ grenier ” des Cahiers du Sud, à deux pas du Vieux-Port [8]. Ou l’hôtel Splendide, au pied des escaliers de la gare Saint Charles : Varian Fry, dès son arrivée à Marseille pendant l’été 1940 y installe les bureaux de l’Emergency Rescue Committee [9]. Là affluent rapidement les réfugiés, parmi lesquels nombre d’artistes et d’intellectuels. Le siège se déplace ensuite rue Grignan. Varian Fry est expulsé fin août-début septembre 1941. Albert Hirschman, qu’on a évoqué hier pour ses travaux ultérieurs d’économie et de sociologie, est le bras droit de Fry, qui le surnomme Beamish (le rayonnant) [10]..

D’autres lieux méritent attention : les cafés dont se perpétue, à Marseille, l’usage surréaliste, comme au Ventoux ou au célèbre Brûleur de loups  sur le Vieux-Port [11]. Dans les vieux quartiers de Marseille –dynamités en 1943- la coopérative “Le Fruit mordoré» emploie à la fabrication d’une friandise à base de pâte de fruit, dans une atmosphère très autogestionnaire, Sylvain Itkine, Jean Rougeul, Loris Fabien, Barbara Sauvage, Gilbert Lély, Jean Effel, Sylvia Bataille, Pierre Brasseur, Pierre Prévert, Benjamin Péret, Jacques Hérold, Jean Malaquais. Très liés au groupe trotskiste, ses dirigeants sont interrogés par la police de Vichy lorsque ce dernier est inquiété.

Dans la briqueterie du camp des Milles, la liste des intellectuels et artistes internés est longue : au coeur de l'enfermement, lectures ou représentations théâtrales, concerts, peintures murales témoignent de leur présence. Parmi tous les internés, Lion Feuchtwanger, Hans Bellmer, Max Ernst [12]. Dans la banlieue Est de Marseille, à La Pomme, la villa Air-Bel dont le site existe toujours, devient lieu de vie et de survie artistique. On y organise des jeux surréalistes, des expositions en plein air, on y crée le “ Jeu de Marseille ”. Varian Fry, Marie-Jane Gold, André Breton, sa femme, sa fille, Victor Serge accueillent leurs amis de passage : Oscar Dominguez, Victor Brauner, Wilfredo Lam,, Marcel Duchamp, André Masson, Jean Arp, Benjamin Perret, Marc Chagall et bien d’autres.

Les départs et l’engagement

Mais la principale préoccupation de ces «déplacés» est de partir. Certains parviennent à sortir de la nasse très rapidement, dès le mois d’août.

Ainsi Arthur Koestler. Il arrive le 15 août à Marseille pour se faire démobiliser de la Légion étrangère. Il rencontre dans la journée, deux anciens ministres sociaux-démocrates de la République de Weimar, Breitscheid et Hillferding qui seront d’ailleurs livrés aux nazis par les autorités françaises, en application de la convention d’armistice. Il parvient à s’enfuir avec des militaires britanniques retenus en jouant «le commandant du camp, les autorités du port, la commission d’armistice germano-italienne» et commence son «grand périple» vers Londres, en passant par une ville d’Afrique, ainsi qu’il le relate dans La lie de la terre [13]. Citons aussi Alma Malher, qui franchit les Pyrénées le 13 septembre 1940 avec Franz Heinrich et Golo Mann [14]. D’autres tentatives sont des échecs et ont des suites tragiques comme le suicide de Walter Benjamin.

Depuis l’été 1940, une multitude de filières de passage organisent des départs, légaux ou illégaux, dans des conditions parfois très rocambolesques. Parmi ceux couronnés de succès, l’un est plus connu : c’est le départ légal d’un certain nombre de personnalités sur le Capitaine-Paul-Lemerle, en mars 1941. On connaît le récit fait par Claude Levi-Strauss de ce voyage sur le «petit vapeur» où s’entassent, dans des conditions d’hygiène très sommaires, trois cent cinquante personnes, la plupart dans les cales et quelques privilégiés dans deux cabines, l’une attribuée à trois dames, l’autre à quatre hommes dont Claude Levi-Strauss. Ce dernier a alors de longues discussions avec André Breton, qui, dit-il, «vêtu de peluche (…) ressemblait à un ours bleu » et Victor Serge, ce révolutionnaire éprouvé, «qui évoquait plutôt une vieille demoiselle à principe»[15]. C’est ce navire qui emmène aussi Anna Seghers et son fils.

Et pourtant, ces départs se font dans le déchirement. Ainsi le témoignage de Victor Serge dans ses Mémoires, rédigés fin 1942-février 1943:

«Je pars sans joie. J’eusse mille fois préféré demeurer si c’était possible : mais avant que surviennent les événements libérateurs, j’ai quatre-vingt-dix-neuf chances pour une de périr dans quelque sordide captivité. Cette Europe, avec ses Russies fusillées, ses Allemagne piétinées, ses pays envahis, sa France effondrée, comme on y tient ! Nous ne partons que pour revenir».

Il est intéressant de noter qu’il a rencontré à Marseille des ««de Gaullistes», des catholiques de gauche, des jeunes gens des Chantiers de la jeunesse qui commencent à conspirer» [16].

En effet, Marseille est alors un centre essentiel de résistance, peut-être le premier en France ; D’abord résistance d’assistance, avec les filières évoquées (certaines vont constituer une véritable propédeutique à l’action clandestine), mais aussi résistance de mouvements et de réseaux  qu’il est impossible d’évoquer ici longuement. Mais c’est à Marseille que naît le futur mouvement Combat, autour d’Henri Frenay, c’est à Marseille, que d’Astier de la Vigerie qui a crée à Clermont la Dernière colonne essaie de recruter dès la fin 1940.

Rétrospectivement, nous pouvons nous interroger sur les rapports des intellectuels et artistes réfugiés avec la résistance naissante et sur la manière dont ils gèrent leur volonté d’engagement avec leur départ. Il y a la nécessité, celle évoquée par Victor Serge : pour les plus exposés, l’urgence – en particulier pour les sujets du Grand Reich, pour les juifs persécutés - est dans un premier temps, d’échapper aux nazis. Il y a aussi le hasard. Certains vont s’engager dans la résistance en France la suite de l’échec de plusieurs tentatives de départ. C’est le cas de Rudolph Léonard qui, après avoir tenté vainement de gagner le Mexique, participe activement à la Résistance dans la région marseillaise, tout en continuant une activité d’écriture jusqu’à la Libération.

Mais nécessité et hasard ne rendent pas compte entièrement de la complexité des choix. Il y a aussi le cheminement intérieur et la perception de la situation politique et militaire. Cette donnée nous échappe souvent et nous avons tendance à la simplifier abusivement, non sans de multiples anachronismes. C’est dans le cadre de cette réflexion que le manuscrit de Simone Weil, «Demande pour être admise en Angleterre», que j’ai découvert dans les archives judiciaires d’Aix-en-Provence m’a intéressé…Ce document, qui n’est pas suspect de réécriture, permet sinon de mieux comprendre, au moins de mieux approcher la pensée et les sentiments de cette grande intellectuelle, profondément anti-nazie et candidate au départ

Résister en France ou s'exiler pour combattre? Simone Weil et la "demande pour être admise en Angleterre".

Comme la plupart des réfugiés, Simone Weil, depuis son arrivée à Marseille en septembre 1940, multiplie les tentatives de départ et essaie de gagner l'Afrique du Nord et le Maroc, par le biais du Portugal ou même d'obtenir des visas siamois [17]. Mais elle ne veut pas partir dans n’importe quelle condition. Madame de Lussy l’a précisé hier. Elle contacte au début de l'année 1941 une filière de passage vers l'Afrique du Nord que la police de Vichy démantèle en mai 1941. Les enquêteurs trouvent à l’occasion d’une perquisition une «Demande pour être admise en Angleterre» écrite de sa main avec mention de son nom et adresse en clair [18]. Elle est interrogée, mais sans autre conséquence. On sait que finalement, elle réussit à quitter Marseille et à s'embarquer avec sa famille pour les États-Unis, le 14 mai 1942. Replacé dans la chaîne des ses écrits, ce texte permet de mieux cerner les motivations de Simone Weil à ce moment précis.

Il s’inscrit dans la lignée de ses positions antérieures. Simone Weil estime, depuis 1939, que la plus grande menace contre la civilisation est le nazisme et sa stratégie guerrière qu’elle analyse dans l’article, “Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme” [19]. C'est l’appréhension du phénomène totalitaire et de la terreur nazie qui justifie les propositions d’actions héroïques hautement symboliques, qu’elle formule alors et reprend dans la «demande» [20]. Ainsi, en 1939-1940, le plan d'organisation de parachutages en territoire occupé par les Allemands pour susciter des révoltes dans les camps [21]. Plus tard, au moment des combats de 1940, et devant l'urgence, Simone Weil propose la constitution immédiate d’un “corps féminin”, intervenant aux “endroits les plus dangereux”. Les participantes n’auraient pas directement de fonction guerrière mais des tâches assez mal définies : brancardières, infirmières ou “toute autre besogne”. Pourtant leur présence pourrait, selon elle, contribuer efficacement à galvaniser les combattants. Elle réécrira plus tard à New-York, en le modifiant, ce projet alors appelé “formation d’infirmières de première ligne” [22].

Le rappel et la justification du "plan de parachutage" et du "corps féminin" forment l'essentiel de la "Demande pour être admise en Angleterre". Il est essentiel de noter que l’un et l’autre placent au “tout premier plan” le “facteur moral”, expression employée à plusieurs reprises. En d’autres termes, leur objectif principal n’est pas l’élimination physique du plus grand nombre d’ennemis. Les opérations prévues sont, dans les deux cas, hautement symboliques [23].  Le plan de parachutage sur les camps ou la constitution d’un “ corps féminin”, autour d’actions héroïques hautement symboliques, veulent contrebalancer les effets psychologique de la terreur nazie.

Ce texte met en valeur la place occupée par l’Angleterre en 1941. Pour Simone Weil, c’est dans ce pays que se joue le sort du monde et c’est vraiment la destination qu'elle a choisie. Et, ainsi qu’elle l’indique à Gustave Thibon ou au Père Perrin, sa motivation essentielle pour quitter la France est sa volonté opiniâtre de réaliser le projet qu’elle a continué à mûrir après la défaite.

Il est certain que la “Demande pour être admise en Angleterre” reflète un état d’esprit répandu, dans les premiers temps, chez beaucoup de ceux qui pensent à continuer l’action et ne voient de salut qu’à Londres. Ils observent l’abattement ou le maréchalisme de l'opinion en France. Ce constat assez désespérant peut être dressé à Marseille, en décembre 1940, lors de la visite du maréchal Pétain.

Pourtant nous avons noté l'engagement de Simone Weil dans la diffusion de Témoignage chrétien, en liaison avec la jeune étudiante en histoire Malou David [24]. Mais cette activité est loin de la satisfaire. En témoigne cette lettre du 29 juillet 1942 : “Je n’aurais jamais quitté la France sans l’espoir qu’en venant ici je pourrais prendre une plus grande part aux luttes, aux dangers et aux souffrances de cette guerre. J’y prenais quelque part là-bas. Je vivais à Marseille depuis la défaite, et j’avais une responsabilité assez grande dans la diffusion de ce que le New York Times a appelé la plus importante publication clandestine en France, Les Cahiers du Témoignage chrétien, mais cela ne me semblait pas suffisant” [25].

Il est certain qu’elle sous-estime totalement le danger. Même la répression qui l’a touchée, en 1941, lui semble bien légère et elle en plaisante. Mais surtout, une simple activité de distribution de journaux et de tracts ne saurait répondre à son exigence d’engagement total. De plus, la zone Sud lui apparaît alors comme à l’abri de l’occupant. Elle insistera, plus tard, sur les différences d’état d’esprit et de patriotisme entre les deux zones, liées à des conditions objectives dissemblables [26]. Elle écrit au Père Perrin, en avril 1941, que “jusqu’ici on a vécu ici fort tranquille” [27]. Rappelons tout de même que la zone non occupée connaît, dès le mois d’août 1942, les mêmes grandes rafles de juifs étrangers qu’en zone Nord. Ils ne sont pas ici regroupés au Vel d’Hiv, mais au camp des Milles avant de remplir les wagons pour Drancy et Auschwitz.

Ce n’est vraisemblablement qu’après son embarquement pour les États-Unis qu’elle prend conscience nettement, à la fois des possibilités d’action directe en France même et de l’aggravation des risques encourus. Elle en ressent aussitôt d’amers regrets. Ainsi, lorsque lui parviennent les échos de la grande manifestation du 14 juillet 1942, organisée en concertation par Londres et les mouvements de Résistance, et au cours de laquelle, à Marseille, deux femmes sont abattues par des militants du PPF. A New-York, Simone Weil a, sans doute, le sentiment très fort d’avoir fait un choix erroné en quittant Marseille pour un exil américain trop long et qui la dépossède de sa liberté de décision. En effet, à l’instant où elle multiplie aux États-Unis les démarches pour partir en Angleterre, des femmes participent activement à la guerre dans les rangs de la résistance intérieure, sans avoir besoin du feu vert des Anglais ou de la France libre. Devant les difficultés pour faire accepter son projet par Londres, Simone Weil ne peut manquer de s’interroger. L’occupation de la zone Sud, en novembre 1942, qu'elle apprend sur le bateau qui l’emmène de New-York vers Londres, doit renforcer encore le sentiment d'être trop tôt partie. D’où son insistance de plus en plus grande en faveur du “Projet d’une formation d’infirmières de première ligne ”, du moins tant qu’elle est à New-York.

En précisant les enjeux immédiats de la guerre pour Simone Weil, dans les premiers mois de l’année 1941, la “ Demande pour être admise en Angleterre” a un double intérêt.

  1. D’abord, elle montre que les projets successifs de Simone Weil :plan de parachutage (conçu comme offensif), corps féminin (défensif) inspiré de Tacite, sont étroitement liés à son analyse de l’évolution du conflit (ainsi d’ailleurs que la conception ultérieure et londonienne du «Corps d’infirmière de première ligne»).

  2. Ensuite , elle rend manifeste qu’un engagement à long terme dans la résistance intérieure était alors pour elle hors de propos, l’essentiel étant la défense du territoire britannique menacé. Ses premiers contacts avec une filière bien peu structurée, n’ont pu que renforcer sa position première. Une évolution se fait certainement, par la suite, avec la rencontre avec le Témoignage chrétien. Mais la prise de conscience véritable des possibilités offertes par la Résistance intérieure ne se produit qu’après son départ de Marseille. Et c'est là sans doute son véritable drame.

Tous les itinéraires des artistes et intellectuels réfugiés à Marseille ne sont pas identiques à celui de Simone Weil. Mais, pour beaucoup de candidats à l'exil, la démarche de Simone Weil peut servir de point de référence. Dans la plupart des cas, les réfugiés de Marseille en 1940-1942 ont vécu cette période partagés entre l'espoir et le déchirement. Et ces sentiments les ont accompagnés tout au long de leur exil. Leurs oeuvres intellectuelles et artistiques en portent la trace.

Les exilés et les ombres

Pour la plupart, le temps de l’exil est celui de l’incertitude : incertitude quand au déroulement de la guerre, au sort d’êtres chers, aux possibilités et aux modalités de départ. Il est aussi vécu comme dédoublement et dans une dissimulation qui n’est pas propre à l’œuvre de Georges Pérec évoquée hier.

Le monde décrit par Anna Seghers dans Transit est un jeu d’ombres :

«celles que l’on guette, assis dans un café ou une pizzeria (c’est le seul festin que l’on puisse s’offrir) et qui se dessinent au delà des vitres embuées. Annoncent-elles la venue d’une connaissance, d’un ami, de la police? Sont-elles porteuses de bonnes ou mauvaises nouvelles ? Et les informations qui circulent d’une table à l’autre sont-elles fiables ? Ainsi, les établissements où se retrouvent les réfugiés se transforment en véritables cavernes platoniciennes où l’interprétation des signes remplace la connaissance.»

Dans ce règne de l’ambiguïté et de la dissimulation, les personnalités se décomposent et se recréent en abîmes. Ainsi, le héros anonyme de Transit, qui usurpe l’identité d’un écrivain suicidé, et devient amoureux de sa femme, Marie. Or celle-ci, qui ignore la mort de son mari, n’a de cesse de le retrouver. Et le jeu de faux semblants redonne vie à l’écrivain dont elle imagine à tout moment retrouver la trace. La jeune femme, pour qui la mort de son époux est tout simplement incroyable, réussit à partir. Le héros pourrait lui aussi quitter Marseille muni des papiers du mort, pour lequel il a rempli avec succès toutes les démarches. Mais il s’interroge, tout comme l’auteur. Le fils d’Anna Seghers témoigne :

«Lorsque ma mère a terminé Transit, elle se posait la question suivante : le héros, celui qui raconte, quel va être son sort ? est-ce qu’il va partir à son tour ? est-ce qu’il va rester ?»

Elle m’a posé la question : ‘Qu’est-ce que tu aimerais qu’il fasse ? J’ai dit : ‘Je voudrais qu’il reste». Et finalement, c’est la solution qu’elle a choisi pour le roman» [ 28].

Ainsi l’interrogation née dans l’exil perdure jusqu’au coeur de l’œuvre littéraire. Et le tragique aussi : alors que le héros – vaincu par un mort inaccessible qu’il a contribué à ressusciter - se prépare à lutter contre les nazis, le moment venu, avec un «flingot» et se propose de verser son sang au côté de ce peuple qui lui a donné asile, il apprend que le Montréal, ce dernier navire de l’espoir, aurait heurté une mine et sombré entre Dakar et la Martinique. Ce qui ne décourage pas pour autant les candidats à l’exil, mais renvoie définitivement le héros, dans sa pizzeria, au domaine des ombres et Marie à une quête éternelle et universelle.

«Je me suis assis, le dos tourné vers la porte, car maintenant je n’attends plus rien. Mais chaque fois que la porte s’ouvrait, je tressaillais comme autrefois. Je me contraignais à ne pas tourner la tête. Pourtant, chaque fois, je fixais devant moi une nouvelle ombre svelte sur le mur blanc. Marie pouvait surgir, comme des naufragés paraissent tout à coup sur une côte, par un sauvetage miraculeux, ou comme l’ombre d’un mort est arrachée aux enfers par des sacrifices et des prières ardentes. Devant moi, sur le mur, la loque déchirée d’une ombre cherchait encore une fois à s’incarner. Je pourrais cacher cette ombre dans mon propre refuge, dans ce village solitaire, où elle participerait une fois encore à tous les espoirs et à tous les dangers qui guettent la vie des vrais vivants (…) Elle parcourt encore les rues de la ville, les places et les escaliers, les hôtels et les cafés, les consulats, pour chercher celui qu’elle aime. Elle cherche sans trêve dans cette ville et dans toutes les villes d’Europe que je connais, et même dans les villes fantastiques d’autres continents qui me demeurent inconnus. Je me fatiguerai plutôt de l’attendre qu’elle de chercher le mort introuvable» [29] .

Notes:

  1 Anna Seghers, Transit, Aix-en-Provence, Alinéa, 1986, 1990, pour la traduction française, p. 97.
  2 Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, 1901-1941, Paris, Le Seuil, 1951, rééd coll. Points-politiques, 1978, rééd. Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits  politiques, 1908-1947,
     Robert Laffont, coll. Bouquins, 2001, p. 805-806.
  3 Voir Émile Temime, Marseille transit : les passagers de Belsunce, Paris, Autrement, 1995.
  4 Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 5 W 361, rapport de l’Inspecteur de police mobile au commissaire divisionnaire de Toulouse, 22 janvier 1941.
  5 Voir l’ouvrage essentiel de Jean-Michel Guiraud, La vie intellectuelle et artistique à Marseille, à l’époque de Vichy et sous l’occupation, 1940-1944, Marseille, CRDP, 1987, rééd. Jeanne Laffitte 1998.
  6 André Breton, Entretiens, 1913-1952, Paris, NRF, 1952, p. 194.
  7 Voir Robert Mencherini, Midi rouge, Une histoire sociale et politique de Marseille et des Bouches-du-Rhône, 1930-1950, tome 1, Les années de crise, 1930-1940, Paris, Syllepse, 2004.
  8 Alain Paire, Chronique des “Cahiers du Sud”, 1914-1966, Paris, IMEC, 1993.
  9 Varian Fry, La liste noire, Paris, Plon, 1999 ; Daniel Bénédite, La filière marseillaise, Paris, Guénaud, 1984 ; Mary Jayne Gold, Marseille, année 40, Paris, Phébus, 2001;
     Jean-Marie Guillon (dir.),    Varian Fry . Du refuge...à l’exil, Arles, Actes Sud, 2000, 2 vol. (actes du colloque du 20 mars 1999, Marseille, Hôtel du département).
10 Albert O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, coll. L’espace du politique, 1995.
11 Jean Malaquais l’évoque dans son roman Planète sans visa, Paris, Pré aux clercs, 1947, sous le nom du «Fier Chasseur». Sur la présence de Jean Malaquais à Marseille, ses activités et ses tentatives de départ, voir aussi André Gide, Jean Malaquais, Correspondance, 1935-1950, Paris, Phébus, 2000, p. 137 et sq.
12 Voir Jacques Grandjonc, Theresia Grundtner (dir.), Zone d'ombres, 1933-1944, Aix-en-Provence, Alinéa, 1990 et le témoignage de Lion Feuchtwanger, Le diable en France, Paris, Jean Cyrille Godefroy, 1985.
13 Arthur Koestler, La lie de la terre, Paris, Éditions Charlot, 1946, Le livre de poche, 1971.
14 Malher Alma, Ma vie, Paris, Hachette, 1985, p. 327 et sq.
15 Levi-Strauss Claude, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 18 et sq. Voir aussi Victor Serge, op.cit., p. 809 et sq.
16 Victor Serge, op. cit., p. 807-809.
17 Simone Pétrement, La vie de Simone Weil, Tome II, 1934-1943, Paris, Fayard, 1973, p. 281-284.
18 Mencherini Robert, "Simone Weil à Marseille et la ‘demande pour aller en Angleterre”, Cahiers Simone Weil, tome XVII, n° 4, décembre 1994, p. 327-362.
19 Simone Weil, Oeuvres complètes , II, Écrits historiques et politiques, tome 3, Vers la guerre, sous la direction d’André Devaux et de Florence de Luzy, Paris, Gallimard, 1989, p. 168-219.
20 Voir Michel Narcy, “Simone Weil ou la guerre pensée”, Philippe Soulez (dir.), La guerre et les philosophes, de la fin des années 20 aux années 30 , Paris, Presses universitaires Vincennes, p. 131-143.
21 Simone Pétrement, op. cit., p. 235-236.
22 Simone Weil, Écrits de Londres,     p. 187.
23 Pourtant, elles présentent, en dépit de ce socle commun, de grandes différences. Le plan de parachutage attribue une place centrale à la violence : c’est la mise à mort des SS, l’acceptation par les volontaires d’être eux-mêmes tués qui doivent produire un “grand effet moral ”. Dans le projet de formation d’un "corps féminin", la violence passe en arrière-plan, l’élément nouveau et modificateur devant agir comme un “puissant stimulant”, étant la présence au feu de femmes acceptant de mettre en péril leur vie. C’est la mise en jeu de la vie féminine, selon le modèle antique découvert chez Tacite, qui doit exalter les combattants. Le noyau de l'action est bien le facteur moral : les succès nazis s’expliquent par une terreur qui dissout littéralement les rangs adverses, dans lesquels la mort s’abat “en quelque sorte par surcroît”. Paroles et écrits n’ont aucune efficacité devant ce phénomène, résultat d’une politique voulue, tout comme la “cruauté” de l’Empire romain dont Simone Weil fait le premier modèle du totalitarisme , Simone Weil, Oeuvres complètes, op. cit., p.168-219 et Michel Narcy, op. cit.
24 Malou Blum, Le choix de la Résistance, Paris, Cerf, 1998. Le nom de Malou David a été noté dans le contreplat supérieur du XIIe Cahier, écrit à partir de la fin avril 1942, après que Simone Weil eut confié les autres Cahiers à Gustave Thibon ; Simone Weil, Oeuvres complètes, édition établie sous la direction de Florence de Lussy, VI, Cahiers, (février 1942-juin 1942), La porte du transcendant, Paris, Gallimard, 2002, p. 380.
25 Simone Weil, Oeuvres complètes, op. cit., p. 427.
26 Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard, 1949, Idées, NRF, p. 131-132
27 Simone Pétrement, op. cit., p. 409.
28  Témoignage de M.Radhvany, fils d’Anna Seghers ; Guillon Jean-Marie (dir.), Varian Fry. Du refuge...à l’exil, op. cit., tome 1, p. 40.
29 Anna Seghers, Transit, op.cit., p. 275-276.