Paul Misraki
Normandie
Opérette en deux actes, livret d'Henri Decoin, lyrics d'André Hornez
Malibran MR 828

Orchestre de Radio-Lille
Direction musicale, Marcel Cariven
79’59

 

 

Margaret : Huguette Boulangeot
Barbara : Rosine Brédy
Betty : Jany Sylvaire
Jim : André Duvaleix
Ralph : Robert Burnier
John : André Numès fils
Georges / L’officier : Aimé Doniat
Petit Louis : René Lenoty
Roland : Dominique Tirmont
Catherine : Gabrielle Ristori
Le pasteur : Gaston Rey
Victor : Raymond Liot
Rene Lenoty
Aime Doniat

 


Créée aux Bouffes-Parisiens le 3 octobre 1936
Paul Misraki et son orchestre (musiciens de Ray Ventura)
Opérette " Normandie " sélection
Refrain par Paul Misraki et Bernard Géliot
Disque 78 tours Pathé PA.1.000
16 Septembre 1936

 

 


Normandie de Paul Misraki avec Duvalex Tirmont Lenoty Doniat.mp4
Concert diffusé le 7 juillet 1956

 

Article de Laurent Bury
Lundi 21 Janvier 2019

 

Début février 2019, à Compiègne et à Paris, l’ensemble Les Frivolités Parisiennes présentera l’opérette Normandie, œuvre de Paul Misraki. Immortel compositeur de tubes comme « Tout va très bien, madame la marquise » ou « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux », parmi tant d’autres titres, Paul Misraki est mort il y a exactement vingt ans, et il aurait eu 110 ans cette année. Double anniversaire qui est passé un peu inaperçu, même si le monde la chanson et de la musique de film lui doit évidemment plus que celui de l’art lyrique. Malgré tout, Paul Misraki composa plusieurs opérettes et comédies musicales, dont Le Chevalier Bayard (1948), qui fut créé par Yves Montand, Henri Salvador et Ludmilla Tcherina. En 1936, Normandie fut sa première œuvre scénique, sur un livret dû au cinéaste Henri Decoin, les lyrics étant signés André Hornez, co-auteur du Chevalier Bayard avec Bruno Coquatrix. Grand succès aux Bouffes-Parisiens, Normandie inclut l’une des chansons qui continuent de faire la gloire du compositeur « Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine », et l’on comprend que Radio-Lille ait eu l’idée de recréer, vingt ans après la création, cette opérette bien troussée qui, au fil de ses onze tableaux, promenait les spectateurs dans tous les recoins du célèbre paquebot, du pont supérieur jusqu’à la salle des machines…
La partition de Paul Misraki laisse entendre ce qu’aurait pu devenir l’opérette si le destin l’avait voulu. A côté d’un hommage à un passé révolu (« Ah comment pouvez-vous douter de ma tendresse ? » est explicitement désigné comme « Valse 1900 »), on y entend surtout des rythmes hispaniques (la rumba « Le vent du large me frôle », par exemple) et surtout américains, tendance Gershwin et déjà swing. Bien sûr, l’humour du livret a parfois un peu vieilli : l’intrigue repose sur la présence à bord de trois milliardaires américains, trois « rôles à accent », façon René Koval dans Pas sur la bouche ou dans Passionnément, ce qui n’est hélas pas très crédible quand il s’agit de déclamer des textes truffés de jeux de mots… La gaieté revendiquée par les chansons peut aujourd’hui sonner comme de l’inconscience dans le contexte des années 1930, mais il est difficile de juger le texte d’après la version nécessairement très réduite qui en était proposée à la radio. On relèvera malgré tout quelques chansons délicieusement coquines, comme l’excellent « Je voudrais en savoir davantage » confié à l’innocente Betty (« j’enrage / Quand je pense aux jeunes mariées / Qui connaissent les derniers outrages / Quand moi j’ignore même les premiers… »).
Pour ce genre d’ouvrage, on s’en doute, pas question de faire appel à de grandes voix, et l’on entend ici plutôt trois catégories d’artistes : des comiques, pour les trois Américains et pour Catherine la « femme d’affaires » ou plutôt poule de luxe ; des divettes d’opérette pour les trois jeunes filles ; des chanteurs de charme pour leurs trois galants. Pour les trois jeunes hommes, si René Lenoty faisait déjà carrière en 1926, et n’avait donc plus tout à fait l’âge d’un jeune premier en 1956 (d’autant qu’en 1936, Petit-Louis était apparemment interprété par un adolescent), Aimé Doniat et Dominique Tirmont entrent tout à fait dans ce cadre, barytons légers alors idoles des jeunes filles. Du côté des demoiselles, les voix sont plus ou moins pointues, plus ou moins acidulées, mais elles ont ce charme et ce chien qu’a la grande Mireille dans Phi-Phi, et cette diction impeccable qui laissent rêveur de nos jours - comment faisait donc ces artistes pour être à tout instant compréhensibles lorsqu’elles chantaient ? A Gabrielle Ristori échoit le tube de Normandie, dont elle s’acquitte avec brio. Quant aux trois barbons, Duvaleix (le père, Albert, et non le fils, Christian) était surtout un acteur de cinéma, mais Robert Burnier avait également fait une belle carrière dans l’opérette, créant notamment le rôle de Kermao dans Coups de roulis ; Numès fils retrouve ici le personnage qu’il incarnait en 1936, tout comme Marcel Cariven qui dirigeait l’orchestre des Bouffes-Parisiens lors de la création.

Construit à Saint-Nazaire de janvier 1931 à septembre 1934, le Normandie n'aura eu qu'une existence commerciale bien courte : après un lancement en grande pompe (à l'occasion duquel Georges Thill enregistra une chanson pour les disques Salabert*), puis une traversée inaugurale réalisée en mai-juin 1935, " le plus grand paquebot du monde " - et le plus luxueux - devait connaître une première carrière bientôt interrompue par la Seconde Guerre mondiale, puis une deuxième, guère plus longue, en tant que vaisseau de transport de troupes sous le nom de Lafayette, après sa réquisition par les États-Unis. Bien que détruit en 1946 suite à un incendie, il laissera néanmoins un souvenir mythique, celui de l'apogée de la navigation transatlantique, et d'un sommet de l'Art Déco, avec ses somptueuses laques de Jean Dunand, ses fresques de Dupas et ses colonnes en verre de Lalique, sans oublier la fameuse affiche publicitaire signée Cassandre. On peut se faire une idée de la splendeur du navire à travers les actualités cinématographiques et magazines illustrés de l'époque, et grâce aux scènes qui furent tournées à bord pour les films Les Perles de la Couronne (1938) et Paris-New York (1940).
A l'automne 1936, quand le Théâtre des Bouffes-Parisiens présente une opérette nouvelle intitulée Normandie, et entièrement située à bord du navire, le sujet est donc encore tout à fait d'actualité. Plus connu aujourd'hui comme cinéaste (il fait tourner à Danielle Darrieux ses premiers films, de Premiers Rendez-vous à La Vérité sur Bébé Donge), Henri Decoin en a signé le livret. Trois milliardaires américains, Jim, Ralph et John, regagnent New York avec leurs filles respectives, Betty, Barbara et Margaret : la première s'est éprise à Paris d'un liftier de l'hôtel Crillon, passager clandestin à bord du Normandie, la deuxième tombe amoureuse d'un radiotélégraphiste, tandis que la dernière succombe aux charmes du professeur de culture physique du paquebot.
Suivant une tradition bien établie, les " lyrics " ne sont pas d'Henri Decoin, mais ont été confiés à André Hornez, qui se fera connaître par sa collaboration avec Ray Ventura et son orchestre. Quant à la musique de cette opérette en deux actes et onze tableaux, elle a été composée par Paul Misraki (1908-1998), alors compositeur et pianiste de Ray Ventura. En 1935, il a été propulsé sur le devant de la scène grâce au succès phénoménal de " Tout va très bien, madame la marquise ". Normandie inspire à Paul Misraki un autre de ses chansons les plus célèbres, " Ça vaut mieux que d'attraper la scarlatine ", qui incite elle aussi à voir le bon côté des choses, à sourire alors même que tout semble aller mal. A la création, l'interprète en était Suzanne Dehelly, spécialiste des rôles de " fofolle exubérante ".
Créé le 3 octobre 1936, Normandie connaîtra 95 représentations jusqu'en janvier 1937. Dans la distribution originale, parmi des vedettes dont les noms sont aujourd'hui bien oubliés, on remarque en Margaret l'actrice Mila Parély, qui joue l'une des sœurs de l'héroïne dans La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1946), et, dans le personnage plus épisodique du Commissaire, le comédien Noël Roquevert, un des grands seconds rôles du cinéma français. En 1936, l'orchestre des Bouffes-Parisiens, Marcel Cariven dirigeait déjà l'orchestre, et c'est encore lui qui assure la direction du concert donné par la RTF vingt ans après.
* La Columbia, pour laquelle Thill enregistrait, s'opposa à la sortie du disque, dont il n'existe plus que deux exemplaires. On retrouvera cette chanson sur notre Intégrale Georges Thill, à paraître prochainement.

Nicolas Flamel