Albert Camus et Marianne Oswald
Société des études camusiennes
27è année N°87 - Mai 2009

Marianne Oswald

Qu'est-ce qui fait que j'aime depuis des années la voix de Marianne Oswald alors même que je ne la connaissais pas, au temps où elle criait les chansons de Jacques Prévert, Gaston Bonheur, Arthur Honegger, Maurice Yvain, Kosma et « Anna la Bonne » de Jean Cocteau.
Dans ces chansons de flamme et de suie que la voix terrible de Marianne a promenées pendant des années au-dessus des foules malheureuses et inquiètes, il n'était pas possible de ne pas deviner le grand appel vers la lumière.
Et sans doute je n'aurais pas tant aimé cette voix retrouvée si je n'avais pas senti à quel point elle était attachée à la fois au malheur de notre époque et au bonheur de tous les temps.
Par-dessus les années du bruit et du malheur, sa voix continue de retentir parmi nous, inlassablement, et de nous appeler à la vigilance. Elle continue, brutale et rauque, solitaire comme un cri. Ce qu'elle a de violent et de tendre, son déchirement, l'obstination qu'elle met dans l'aveu d'une souffrance ou d'une joie passagère, son lyrisme à la fois imprévu et quotidien, les laves passionnées qu'elle traîne avec elle en même temps qu'une source fraîche et enfantine, oui. Je reconnais bien là l'univers qui est le nôtre.
C'est pourquoi avec tant de désespoir, Marianne Oswald continue d'être la Voix de l'espoir. C'est pourquoi aussi elle a choisi aujourd'hui de prêter sa voix à notre plus grand poète vivant, le poète de l'espoir désespéré, René Char.

Albert Camus

Le texte signé d'Albert Camus reproduit ci-dessus figure au dos d'une pochette de disque généralement daté de 1957 (45 t Philips 432.181 NE). C'est probablement le seul exemple du genre dans l'oeuvre de Camus. Ce disque comprend quatre morceaux : Le dernier poème de Robert Desnos (A1), Anna La Bonne de Jean Cocteau (A2),
La grasse matinée
de Jacques Prévert et Joseph Kosma(B1), et sans accompagnement L'Écolière de René Char (B2)
Sous ce titre, porté aussi sur la pochette et qu'elle prononce avant le poème lui-même, elle dit en fait « Compagnie de l'écolière », qui fait partie de Placard pour un chemin des écoliers 1936-1937 publié chez GLM en 1937, et repris en 1938 et 1949 chez le même éditeur dans le recueil Dehors la nuit est gouvernée.46
Claude Rolland, Piano
Freddy Balta, Accordéon
Orchestre dirigé par Joss Baselli (A1)

Si Albert Camus termine sa présentation par un hommage à René Char, « notre plus grand poète vivant, le poète de l'espoir désespéré », le choix même du poème fait signe vers une double affinité.

Mais les relations de Camus et de Marianne Oswald sont bien antérieures à 1957. Dans l'autobiographie qu'elle a publiée en 1948 aux éditions Domat avec une préface de Jacques Prévert et un portrait par Jean Cocteau, Marianne Oswald précise d'abord les conditions dans lesquelles le livre a été écrit, après qu'on lui eût « coupé la gorge ». Elle indique que c'est aux États Unis que fut fini son livre et précise : « Albert Camus, qui était venu aux États Unis pour y faire des conférences, lut One small voice, l'aima et le rapporta en France. Mais il fallut que je revoie le ciel de Paris, avec ses étoiles sur des balançoires sur des nuages en fête. Enfin je pris le bateau et de nouveau je revis la France. Je réécrivis mon livre en français et il est devenu... » Je n'ai pas appris à vivre.47  Albert Camus fit un voyage de conférences au début du printemps 1946.

Marianne Oswald, qui tire son pseudonyme du personnage des Revenants, le drame familial écrit par Ibsen, était née Alice Bloch dans une famille juive de Sarreguemines en Lorraine occupée. Elle raconte dans son livre son enfance malheureuse qui l'a menée de sa ville natale à Munich et à Berlin où, après une lourde opération de la gorge, elle a réalisé son rêve de commencer à chanter avant de gagner Paris au tout début des années trente, ce qui avait toujours été son rêve : « Moi, je savais que je chanterais et que je ne chanterais pas du Wagner. Je chanterais de ma propre manière, comme je sentais que je devais chanter. Mon ancienne voix était morte et je n'en avais pas encore trouvé une nouvelle. Mais quelquefois je l'entendais, cette nouvelle voix, qui commençait à murmurer tout doucement dans ma poitrine. » Elle enregistra son premier disque en juin 1932 et se produisit au « Boeuf sur le toit » où elle interpréta notamment Bertold Brecht et Kurt Weill. En 1934, Jean Cocteau écrivit pour elle Anna La Bonne, chanson parlée, et elle rencontra aussi Jacques Prévert qui ne cessa de la soutenir. Ayant acquis une notoriété certaine, Marianne Oswald gagna les États Unis pendant la guerre et ne revint à Paris qu'en 1946 ou 1947. Elle y poursuivit sa carrière artistique, tenant aussi certains rôles dans des films comme Les Amants de Vérone (1949), Notre-Dame de Paris (1956), Sans famille (1958) et enregistra plusieurs disques. Elle réalisa aussi pour la jeunesse des émissions de radio et de télévision (Terre des enfants). Elle mourut à Limeil-Brévannes en région parisienne le 25 février 1985.

René Char entretint une correspondance avec elle de 1949 à 1976 et Albert Camus fut à plusieurs reprises en contact avec elle et il rédigea un texte inédit destiné à un film d'hommage à Marianne Oswald, texte qui a été vendu en salle des ventes à Drouot.

Guy Basset

46 Le texte lu figure dans René Char, œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1983, p.98-99. Les recueils cités sont les numéros 45, 48 et 48 b de l'« essai de bibliographie des oeuvres de René Char de 1927 à 1970 », établi par Eric Adda, in René Char, Cahiers de l'Herne, sous la direction de Dominique Fourcade, Paris, 1971, p.263.

47 p. 16. Le livre a été réédité en 1998 (Sarreguimes, édition Pierron)