Yannick Simon
Composer sous Vichy
Editions Symétrie - Perpetuum mobile
(424 pages)
11/09/2009
ISBN: 978-2-91437-357-9

À l'image des cinémas, des théâtres et des lieux d'exposition, les salles de concert connaissent une forte affluence sous l'Occupation. Ce succès n'échappe pas aux autorités allemandes qui l'encouragent et font de la musique « savante » l'une de leurs priorités artistiques. Pour sa part, l'État français entreprend une réorganisation du secteur musical qui implique nécessairement les compositeurs. Certains d'entre eux, notamment Henri Rabaud, participent à la réalisation d'un projet ayant pour modèle l'organisation de la musique dans l'Allemagne nazie. Ils sont néanmoins peu nombreux à fréquenter ce pays dans lequel règne un embargo sur la musique française. Les plus conciliants ont le privilège de se voir invités à commémorer le 150e anniversaire de la mort de Mozart à Vienne. Arthur Honegger et trois membres de la section musicale du bien nommé groupe Collaboration (Alfred Bachelet, Marcel Delannoy et Florent Schmitt) sont de ce « pèlerinage encore plus nazi que mozartien », selon la formule de Lucien Rebatet. À Paris, d'autres compositeurs savent faire preuve de plus de retenue bien que la gamme des comportements soit large. Les velléités de résistance sont néanmoins faibles. Rares sont ceux qui, à l'image de Francis Poulenc, militent sur les portées de leur papier à musique. Cette étude porte un regard d'ensemble sur les différentes activités des compositeurs. Elle s'intéresse à leur implication dans la vie musicale et aux conséquences de l'Occupation sur leur activité créatrice. Composer sous Vichy, c'est aussi composer avec Vichy et avec un contexte qui résonne dans la création musicale.

 
Yannick Simon travaille sur la vie musicale en France sous la IIIe République et l'Occupation. Dans le cadre de la Mission d étude sur la spoliation des juifs de France, Yannick Simon a consacré un rapport aux droits d'auteur des sociétaires de la SACEM considérés comme Juifs sous l'Occupation (La SACEM et les droits des auteurs et compositeurs juifs sous l'Occupation, La Documentation française, 2000). Ses travaux portent aussi sur l'histoire des concerts populaires en France à la fin du XIXe siècle. Il est l'auteur de L'Association artistique d'Angers (1877-1893), histoire d'une société de concerts populaires suivie du répertoire des programmes des concerts, Société française de musicologie, 2006.
 

Sommaire

Introduction

La «Drôle de guerre»

La dispersion des compositeurs
La vie musicale continue
Dispositions particulières et structures nouvelles
« Y aura-t-il une musique de guerre ? »

La recomposition du paysage musical

Les morts au champ d’honneur
Les prisonniers de guerre
Les compositeurs considérés comme « Juifs »
D’autres Français
Les étrangers qui restent en France

Réorganiser la vie musicale

La reprise de l’activité musicale
L’Information musicale
La politique musicale de l’État
Les comités d’organisation

Composer avec les Allemands

Les services allemands
Le groupe Collaboration
Le voyage à Vienne
Les concerts franco-allemands
Les opéras et ballets contemporains allemands
Deux opéras franco-allemands
Les compositeurs occupants

Composer avec l’État français

La récupération des morts au champ d’honneur
Les prisonniers de guerre
Les compositeurs « officialisés »
Les commandes
Les enregistrements discographiques
Les illustrations sonores de la Révolution nationale
Hommages au Maréchal

La création à l’Opéra et à l’Opéra-Comique

Les opéras
Les ballets
Les opéras-comiques

Trajectoires de la modernité

La querelle de la notation Obouhow
L’apogée de la carrière d’Honegger
Ruptures et continuités chez Jolivet
Messiaen : naissance d’un mythe

De l’ombre à la lumière

Le Front national de la musique
Vers l’après-guerre
L’épuration

Conclusion

Sources

Orientations bibliographiques

Liste des compositeurs en activité sous l’Occupation

Compositeurs français et étrangers en activité en France à la veille de la guerre et sous l’Occupation
Compositeurs allemands ou autrichiens venus en France sous l’Occupation ou dont des œuvres ont été interprétées

Index des œuvres

Index des personnes

L’ouvrage de Yannick Simon, Composer sous Vichy, éclaire d’un jour nouveau une période obscure de l’histoire de la musique en France, sur laquelle la documentation disponible n’avait guère fait l’objet d’études accessibles au grand public. Par son système de références et son exhaustivité, ce livre est à la fois un document de travail unique pour les spécialistes, et par son style clair et parfois brillant, un ouvrage accessible à tous, que l’on peut dévorer dans la continuité, comme un roman.

Maître de conférences à l’Université de Rouen, Yannick Simon est un spécialiste de la période qui s’étend des débuts de la Troisième République au lendemain de la Deuxième guerre mondiale ; son étude ne porte aucun jugement d’ordre moral ni politique sur les protagonistes de la vie musicale mais expose les faits en s’appuyant sur les documents officiels, les programmes de concert, les publications d’époque, livrant au lecteur les moyens de se faire sa propre opinion sur les motivations de chacun. La volonté de traiter avec équité les plus compromis des différents acteurs laissera même le lecteur dans un certain malaise, l’absence de parti-pris des conclusions finissant par constituer une sorte de mise en abyme du sujet, où l’autocensure et le non-dit renvoient à la similitude de situation entre l’époque considérée et notre temps.

Le plan de l’ouvrage, majoritairement chronologique, permet de s’immerger d’emblée, avec un réalisme digne des meilleurs témoignages, dans le contexte de la débâcle, ouvrant sur un tableau passionnant de la dislocation de la vie musicale, dont les principaux acteurs fuient (vers Rennes, Marseille, l’Afrique du Nord, l’Amérique) ou disparaissent victimes des circonstances, prisonniers, déportés, morts au champ d’honneur. Parmi ces derniers la figure de Maurice Jaubert (auteur de pratiquement toutes les partitions de cinéma des films de Carné avant-guerre), totalement ignoré aujourd’hui et célébré alors comme un martyr et un génie, retient particulièrement l’attention, car c’est un des principaux intérêts de ce livre que de présenter certains oubliés, encore que beaucoup ne soient considérés que par rapport à leurs activités officielles ou aux commandes d’Etat qui leur échurent

Plus ardu, le chapitre Réorganiser la vie musicale présente les innombrables comités professionnels créés par Vichy et les projets d’organisation corporatistes qui prétendent, à l’imitation de la Reichskammermusik, mettre en carte et en fiches tous les musiciens professionnels. On en retient surtout l’activisme forcené d’Alfred Cortot qui tente de s’imposer comme l’organisateur de cette sélection par l’origine et l’argent. Ces activités officielles se doublent du bénévolat de ceux à qui l’on n’avait rien demandé, les fondateurs et membres du groupe Collaboration (Florent Schmitt qui demeure le compositeur français vivant le plus joué pendant l’occupation, Alfred Bachelet, décédé en février 1944, Marcel Delannoy, George Hue, André Lavagne, Claude Sautereau et Jean Françaix, qui, par son retrait en temps utile, parviendra à faire plus ou moins oublier ses liaisons dangereuses).

Mais le livre de Yannick Simon est beaucoup plus qu’un travail d’historien ; c’est particulièrement dans les analyses musicologiques (concernant souvent des œuvres inconnues, parfois non éditées) dont le nombre augmente petit à petit, que la richesse du propos se révèle. De Sûryâ de Bachelet, à Amphytrion 38 de Marcel Bertrand, en passant par les seules véritables hommages à Pétain que sont l’Hymne et l’Ode à la France blessée d’André Gailhard, l’auteur essaie de définir les caractéristiques d’un style qui procéderait des objectifs de la propagande et des théories mises en avant par le régime. Ces éléments qui recoupent parfois les thèses de la période précédente, sont avant tout le retour à un néo-classicisme qui puise ses sources dans le chant folklorique et la musique médiévale, l’exaltation d’une clarté française originaire des XVIIème et XVIIIème siècles dans la ligne du dernier Debussy, à quoi s’ajoute l’exaltation d’un catholicisme triomphant et nationaliste, tourné vers le spectacle de masse comme le montrent les différentes Jeanne d’Arc représentées dans les stades avec l’aide des mouvements de jeunesse.

On se rend compte avec surprise que le régime de Vichy a réussi à conserver une certaine indépendance aux Théâtres Nationaux. S’il existe des contingents de places réservées aux militaires allemands, la programmation d’œuvres germaniques reste assez limitée ; en dehors de quelques tournées, les créations sont réduites à trois opéras d’avant 1914, Ariane à Naxos et Le Chevalier à la Rose de Strauss (qui connaîtra même une version bilingue !) et Palestrina de Pfitzner. Le seul compositeur contemporain allemand joué à l’opéra de Paris est Werner Egk, avec un Peer Gynt, froidement accueilli dans son pays d’origine et le ballet Joan de Zarissa, encensé par la critique collaborationniste. Côté français, les accommodations se manifestent par la reprise de La lépreuse de Sylvio Lazzari (autrichien naturalisé français) et du Drac des frères Hillemacher (opéra français créé en Allemagne en allemand en 1896). On s’étonne de l’absence des ouvrages italiens (à part Cavalleria Rusticana donné à 36 reprises, grâce sans doute à son argument d’une bigoterie dévote et à l’inclination de Mascagni pour les fascistes) comme à l’inverse de la présence de l’Amour Sorcier (22 reprises) alors que Falla s’est exilé en Argentine. Outre les festivités du centenaire de Massenet et Chabrier, la création française se concentre sur l’opéra comique, genre national, et le ballet, dominé par le chorégraphe Serge Lifar, immigré russe, et chantre d’un néo-classicisme orientalisant tourné vers la réconciliation et le service du Reich. Le seul compositeur qui réussit à abuser les autorités est Francis Poulenc, dont le ballet Les Animaux Modèles fait entendre parmi ses thèmes principaux des variations sur la mélodie de « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ».

En dehors des grandes opérations de propagande, comme le voyage à Vienne destiné à célébrer le 150ème anniversaire de la mort de Mozart, la relative discrétion de l’administration allemande ne manque pas de surprendre. Bien que le répertoire des concerts symphoniques reste composé pour moitié de Beethoven et Wagner, comme avant la guerre, on s’aperçoit à l’occasion de la mise en place des concerts de musique de chambre franco-allemands, que l’occupant, après avoir si bien fait la chasse sur son sol à tous les compositeurs intéressants, n’a plus rien à présenter qui serait susceptible de mettre en valeur sa supposée supériorité culturelle : à part Wolfgang Fortner, Ernst, Hessenberg, Bresgen, Brehme sont restés tout aussi inconnus que le japonais Ekitaï Ahn fêté par le groupe Collaboration.

Les derniers chapitres du livre, tracent, sous le titre Trajectoires de la modernité, un portrait plus détaillé des trois compositeurs dont le renom se forge durant la période, sans qu’on puisse les charger d’avoir directement profité des événements. Le compositeur dont la visibilité est la plus grande sous l’occupation n’est pas français : c’est Arthur Honegger, qui, bien que natif du Havre, n’a jamais renoncé à la nationalité suisse. Cette position le faisait déjà regarder dans l’entre deux guerre comme un trait d’union entre les traditions française et germanique. A l’exception de son ami Jacques Ibert –qu’il aida à la suite de son éviction de la Villa Médicis- et de ses collègues du Groupe des Six (il protégea les biens de Milhaud pour éviter leur saisie par les Allemands), il n’était pas forcément considéré sans suspicion des deux côtés du Rhin. Une partie de ses œuvres (dont Pacific 231 considéré comme « dégénéré ») était interdite d’exécution dans l’Allemagne nazie. Seul compositeur vivant à se voir consacrer un festival sous la forme d’une série de concerts qui présentèrent plus d’une vingtaine d’œuvres de son catalogue, Honegger, membre dans un premier temps du Front National de la Musique (comité de résistance à l’occupant) avant d’en être exclu après le voyage à Vienne, eut sans doute tort d’accepter de devenir le critique musical de Comœdia, revue collaborationniste, et de se prêter à diverses manifestations officielles célébrant musique et sport. La reprise de son unique opéra, Antigone, sur la scène qui l’avait refusé et la création de sa Deuxième symphonie marquent le sommet d’une carrière qui, bien qu’on ne trouvât rien de précis à lui reprocher à la Libération, ne cessa de s’effriter par la suite, sans doute par le seul fait qu’on l’avait trop entendu pendant les années sombres.

C’est aussi plus ou moins ce qui arriva à André Jolivet, devenu un symbole de la défaite après la composition de ses Trois complaintes du Soldat, dans lesquelles il découvrait Dieu tout en reniant les expériences avant-gardistes de sa prime jeunesse. Il ne sut pas résister aux sirènes de la scène, à Lifar qui lui ouvrit les portes de l’opéra en lui commandant le ballet Guignol et Pandore, aux Allemands qui lui firent écrire la musique de scène d’Iphigénie à Delphes de Hauptmann pour la Comédie Française.

Autre membre du groupe Jeune France, Messiaen put réfléchir en captivité aux moyens de construire une carrière en évitant les compromissions (il fit tout de même des pieds et des mains pour se faire attribuer par l’Etat le poste de professeur d’harmonie au Conservatoire retiré à André Bloch en raison de ses origines juives) et sans renoncer à une modernité du discours rendue tolérable à l’époque par le verbiage mystique qu’il y accolait et sur lequel ses futurs disciples fermèrent les yeux pour n’en retenir que les techniques.

Il faut attendre l’été 1943 et la composition par Poulenc de Figure humaine, cantate pour double chœur a capella qui s’achève sur le fameux texte d’Eluard Liberté pour voir les compositeurs se risquer à écrire des œuvres inspirées directement par la Résistance, mais la plupart ne seront rendues publiques qu’après la Libération. Georges Auric, Louis Durey, Elsa Barraine, Claude Arrieu, s’inspirent alors des textes d’Aragon ou des sonnets de Jean Cassou, et sortent du silence qu’ils s’étaient imposés. Les comités d’épuration ne prononceront que des sanctions très légères envers les musiciens, la plupart concernant les interprètes ayant multiplié les interventions à Radio-Paris. Un seul compositeur sera condamné pour avoir fourni de la musique à un documentaire allemand indigne.

On appréciera particulièrement dans ce livre l’appareil critique très fourni, les index, la bibliographie, les exemples et tableaux qui en rendent la consultation facile. S’il fallait émettre une critique, on soulignerait les quelques redites, tout en sachant qu’elles sont inhérentes au genre. Malgré une grande exhaustivité, on s’interroge sur la destinée de certains : qu’est-il advenu par exemple d’Henri Tomasi ou des compositeurs de l’Ecole d’Arcueil, Cliquet-Pleyel, Maxime Jacob (le cas Henri Sauguet est effleuré), des clandestins tels Joseph Kosma ou Jean Wiener ? Des étrangers comme Tcherepnine ?

Le travail n’est jamais fini. Si l’on voulait rêver un peu, on espérerait que cet ouvrage inspire les éditeurs de phonogrammes afin qu’ils en fournissent une illustration sonore, au moins par la réédition de ce qui fut enregistré à l’époque et demeure indisponible depuis. Mais ce vœu pieu ne concerne ni l’éditeur ni l’auteur de cette étude, vraiment indispensable, et en l’état, l’un des meilleurs livres français sur la musique depuis des lustres.

Fred Audin
http://classiqueinfo-disque.com/spip/spip.php?article925

- Yannick Simon : Composer sous Vichy
- Editions Symétrie (Lyon) collection Perpetuum Mobile 424 pages
- Publié avec le concours de la SACEM (Bourse des Muses) 40 euros
- ISBN 978-2-914373-57-9 (dépôt légal septembre 2009)