Les spectacles
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À partir de l’été 1940 et pendant près de deux ans, tous les types de spectacles sont montés dans les baraques de la culture. Les acteurs, évidemment, ne reçoivent aucun cachet, parfois quelques denrées alimentaires supplémentaires.
L’administration du camp encourage ce type d’activités qui offre un dérivatif aux internés et leur apporte un peu de gaieté. Elle accepte même de mettre à la disposition des artistes des instruments de musique, quelques lampes et des habits, allant jusqu’à leur octroyer de plus grosses rations de nourriture.
Quelques pièces de théâtre sont présentées, montées et mises en scène par Ernst Busch, acteur professionnel. Ce sont d’abord des pièces pour enfants, par exemple des courtes saynètes de Kurt Gœtz, ou les petites comédies créées par Hanna Zweig, cousine de Stephan Zweig.
Puis quelques grands textes du répertoire classique sont présentés : Les Revenants d’Ibsen et Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Nous n’avons pas de détails sur ces représentations. Nous savons seulement que les costumes étaient faits de papier cousu sur les chemises des acteurs et que le public sortait enchanté.

Heini Walfisch évoque en ces termes ces soirées inoubliables:

« Nous avons répété par des nuits glaciales,
À moitié morts de faim, la plupart du temps.
Nous avons chanté, dansé, nous avons ri et pleuré,
Mais nous avons porté la joie et la lumière
A des milliers et des milliers de spectateurs.
Vous ne savez pas ce que cela veut dire.

A ceux qui avaient perdu courage,
Nous avons retourné l’âme et le cœur,
Toutes les souffrances de l’humanité
Nous les avons éprouvées nous-mêmes.
Mais nous avons fait du théâtre,
Songez à ce que cela veut dire. »¹

Des spectacles de danse sont fréquemment présentés. Il est vrai que des danseuses célèbres comptent alors parmi les internées. Ainsi, Ruth Rauch, dont le père jouait du piano à l’orchestre du camp, les sœurs Elisabeth et Klara Horowitz, les sœurs Lucian, etc. Toutes seront déportées dans le convoi du 6 août 1942, puis exterminées. Une place particulière doit être faite à Hella Tarnow qui fut internée au camp de sa propre volonté, pour rester avec son époux Victor Tulman (surnommé le rabbin rouge et interné deux fois au camp, d’abord en 1939 comme brigadiste, puis en 1940 comme étranger juif). Hella Tarnow enseignait la danse sacrée de Djojakarta (recherche de l’équilibre et de l’harmonie), qu’elle avait apprise du prince Raden Mas Jodjana; elle sera déportée à Ravensbrück mais survivra (5).

Les spectacles de cabaret comptent parmi les moments les plus étonnants de la vie culturelle du camp. Fred Nathan réussit l’exploit de monter une véritable troupe qui devient très vite réputée au point que le personnel français du camp demande à plusieurs reprises de pouvoir assister aux représentations et que des invitations lui sont adressées dans les villages de la vallée comme le maire de Navarrenx le 9 juin 1941 (vainement, bien sûr). Nathan crée une véritable scène, avec rideau, décors peints par Kurt Conrad Löw et Karl Robert Bodek, et même des effets de lumière (les fils sont reliés au plafonnier par des installations de fortune). Ses revues, intitulés Mieux vaut en rire ou Allo allo, ici Radio Polyglotte, sont un tourbillon de bonheur.
Les chansons, les intermèdes musicaux (avec Tommy Green et son orchestre de jazz,  dénommé évidemment les Camping boys), les airs d’opérette et les morceaux de musique  classique, sous la direction de Kurt Leval, se succèdent pendant près de deux heures, sur un rythme effréné.

Voici, par exemple, le programme donné le 26 janvier 1942  :

Mieux vaut en rire
17 comprimés de notre pharmacie privée
Mise en scène : Alfred Nathan.
Direction musicale : Kurt Leval
  1 Avalon (fox) :
  2 Ultima canzone :
  3 Liebesfreund (de Kreisler) :
  4 Chanson païenne :
  5 Je chante (de Trénet) :
  6 Violon tzigane :
  7 L'illusionniste et prestidigitateur :
  8 Le beau Danube bleu (de Strauss) :
  9 Danse japonaise aux lanternes :
10 A la manière de :
11 Le pantin :
12 Vous êtes jolie. Boum :
13 Consuelo :
14 Pluie d'étoiles :
15 L'homme dans l'armoire (sketch) :
16 Mazurka (de Wieniewski) :
17 Pot-pourri des opérettes de Paul Abraham :
Tommy Green et ses Camping boys
Richard Auerbach.
dansé par Ruth Rauch
Charlotte Sussmann et Tommy Green.
Alfred Nathan.
Otto Weiss
"Forini".
Tommy Green et ses Camping boys.
Doris Sussmann.
Kurt Levai (piano).
dansé par Mme Poumanova, Elisabeth et Klara Horowitz
Alfred Nathan.
tango de Kurt Levai. Dansé par Doris et Charlotte Susmann
solo de trombone de Tommy Green.
Doris Sussmann, Ruth Rauch, Poumanova, Dorian Drach, Forini, Richard Auerbach et Max Strassberg
Fritz Brunner
l'ensemble.
Costumière : Adrienne Rosenthal.
Décors : Kurt Löw et Karl Bodek.
Orchestre de Kurt Leval (piano) avec Fritz Brunner, Ernest Grosz et Désirer Rado (violons), Rolf Heinemann (trompette), Chico (saxo), Tommy Greentrombone), Otto Weinstein (accordéon) et Heinz Lewin (contrebasse)

Ces revues sont d’une telle qualité, leur exécution, compte tenu de la pénurie en matériel, atteint un tel degré de perfection, que tous les Gursiens en ont été frappés.
Certaines soirées dans les îlots « étaient dignes d'un public berlinois, parisien ou new-yorkais » affirme Hanna Schramm¹ (p. 136).


Le programme de "Allo, allo, ici Polyglotte", spectacle d’Alfred Nathan (Arch. Dép. Pyr. Atl)

Il faut noter que tous les types de spectacles, d’arts et de musiques s’entremêlent à l’occasion de ces soirées : les chansons de variétés, les airs d’opérette, les extraits d’opéra, le jazz, la musique classique, le violon tzigane, la danse sud-américaine, la danse classique, l’illusionnisme, la prestidigitation, les sketchs, le mime, les expositions de peintures, de papiers collés et de tissus, etc. Il s’agit de véritables fêtes, d’instants de grâce et d’oubli, qui constituent le sujet de toutes les discussions pendant des journées entières
Ainsi, pendant trois ans, dans le monde clos de Gurs, les activi­tés artistiques n'ont cessé de se développer.
Nombre de personnes, aujourd’hui, comprennent mal pour­quoi la vie culturelle a été aussi éclatante à Gurs, pendant plus de deux années. Ils admettent, bien sûr, que quelques hommes d'exception aient été internés, mais ils considèrent que, puisque les internés s'adonnaient corps et âmes à de telles activités, qui, en fin de compte, ne sont nullement indispensables à la vie humaine, c'est qu'ils ne devaient pas être aussi malheureux qu'on veut bien le dire. Un tel raisonne­ment repose sur une méconnaissance profonde des réalités gursiennes.
Au camp, le mode de vie traditionnel a éclaté. Une nouvelle échelle de valeurs s'est créée. Il n'y a plus ni cellule familiale, ni loge­ment individuel dans lequel on puisse s'isoler, ni profession à exer­cer, ni travail à terminer, ni salaire à gagner, ni standing à tenir. Tout ce qui semblait essentiel auparavant a disparu et ce qui, la plu­part du temps, était tenu pour secondaire (le bricolage, la couture, les spectacles, la création artistique, la religion même) est désormais l'unique lot quotidien. Le refuser, c'est se complaire dans le chagrin et se dessécher lentement.

Hanna Schramm résume bien ces sentiments dans ces quelques mots :
« Les ténèbres, le froid et la faim faisaient surgir de tous côtés, comme une protestation puissante, l’activité artistique. L’être humain souffrant tendait ses forces à l’extrême pour affirmer son existence. » (p. 136)

(1) Hanna Schramm. Vivre à Gurs. Un camp de concentration français. 1940-41. François Maspéro. Coll.Actes et mémoires du peuple. Paris, 1979, p. 131 à 146.
(2) Joseph Weill, Contribution à l'histoire des camps d'internement dans l’anti-France, CDJC, Paris, 1946, p. 44 et 47.
(3) Cité dans Aufbau, de New York, n° 16, 18 avril 1941, p. 4
(4) Laure Schindler-Levine. L’impossible au revoir. L’Harmattan, Mémoires du XXème siècle, Paris, 2001, p. 100.
(5) David Victor et Paloma Tulman. Mit des Kraft zu lieben. Lindemanns Bibliothek, Karlsruhe, 2000, 426 p.