Lion Feuchtwanger
Sanary, Les Milles, les Capitales du désastre.

Copyright © Olivier Morel / La République des Lettres, le lundi 01 juillet 1996

L'écrivain et critique juif Siegfried Kracauer écrit à Daniel Halévy, qui use de son entregent pour tirer ses amis juifs allemands des affres de l'internement et de la fuite en avant. Quelques mois auparavant il avait perdu son vieil ami, le grand romancier autrichien Joseph Roth, son collègue de la Frankfurter Zeitung. Naufrage politico-éthilique, Joseph Roth mourut à Paris en mai 1939. En septembre 1940 Siegfried Kracauer avait aussi compté parmi les témoins, à Marseille, des derniers jours de Walter Benjamin qui se suicidera à Port-Bou dans sa tentative ultime de franchir clandestinement la frontière espagnole, par delà le désespoir. "Permettez-moi, écrit Kracauer à Halévy, de vous exposer aujourd'hui ma situation individuelle. Elle est désespérée. Bien que nous sommes, ma femme et moi, détenteurs d'un visa d'immigration pour les états Unis et de titres de voyages américains, nous n'avons pas pu sortir jusqu'à présent. (...) Nous sommes donc retenus contre notre gré à Marseille. Or, j'ai le double malheur d'être ressortissant allemand et israélite. Pour cette raison, je suis menacé, étant âgé de 51 ans, de service du travail et de l'internement dans les camps spéciaux pour les israélites -- selon les termes de la loi sur les étrangers et du statut des israélites. Ce serait la fin de ma vie". Plus loin il ajoute: "Je vous écris tout ça dans un vrai désespoir". Dans Die Welt von Gestern, Stephan Zweig écrit: "Bien que j'eusse conscience de ma sottise de ne pouvoir dompter une gêne aussi superflue, je vécus, durant toutes ces années de demi-exil et d'exil véritable, privé de toute franche sociabilité". Il se remémore cette phrase qu'un exilé Russe avait soupirée des années plus tôt: "Autrefois, l'homme n'avait qu'un corps et une âme. Aujourd'hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n'est pas traité comme un homme".

De Lion Feuchtwanger à Walter Benjamin, la liste est longue, interminable, effrayante, de ces exilés qui ont eu à fuir l'Allemagne nazie, dans une précipitation croissante, aussi improbable qu'impérieuse. Fuyant une nation ils étaient aussi en fuite avec eux-mêmes, et c'est là que se noue la tragédie la plus sombre: il fallait fuir tout à la fois le plus intime des attachements et un devenir-étranger qui de ce fait était insupportable. Plus que jamais cette conjonction de coordination "allemand et juif" se muait en disjonction et discorde: le plus familier devenait alors le plus étrange. L'unheimlichkeit, l'inquiétante étrangeté, s'abîme ici, faisant corps avec son introuvable voisine, la heimlichkeit qui signifie autant le "secret" que la "clandestinité". L'intime et l'hétérogène forment un pli intenable: la heimatlosigkeit, "l'apatridie", constitue le troisième angle dans lequel s'organisent les topiques de l'exil.
Apatrides, c'est le titre d'un dessin que Max Ernst réalisa durant son internement au camp des Milles en 1939. La surenchère du droit positif abstrait -- qui est sensé régir la vie des exilés -- se métamorphose en une véritable fiction juridique, qui s'incarne dans la violence. Dans ces trois notions hétérogènes d'heimlichkeit, d'unheimlichkeit et d'heimatlosigkeit interagit en fait une même racine du "Heim", du "Home", d'un "chez soi" en quête interminable, en rupture permanente avec ce qu'il implique. Unheimlichkeit faite corps, les "papiers" constituent pour ces exilés une véritable morale d'état civil -- plutôt une amorale de l'état d'urgence perpétuel -- et un péril réel. Ce "bout de papier ridicule ou ce tampon sans importance qu'un scribouillard quelconque a apposé sur un document sans même y penser", écrit Lion Feuchtwanger, est consacré à un accomplissement existentiel: le caractère vital de la pièce justificative grandit alors que s'approfondit son absurde insignifiance, corps à corps avec un soi-même de papier et de feu. Les livres brûlent, les corps se consument. L'écriture de l'exil, fait majeur de la littérature du XXe siècle, ne cesse de décrire sans jamais l'épuiser le devenir-papier de la chair et le devenir-feu de ce papier. Fragment de soi-même, toute une vie peut dépendre ainsi d'un "papier", d'un tampon, et telle pièce qui un jour vous sauve, peut le lendemain vous tuer.
Les obsessions du Heim et de sa destruction sont constantes dans ces trajectoires où finalement on n'arrive jamais à bon port, où l'attente règle une vie suspendue à ces passeports, visas, laissez-passer, où il faut sans cesse prouver qu'on est né, certifier l'état civil du père, de la mère, et ainsi quantité de procédures aussi anonymement administratives que physiquement violentes. Ces "difficultés" prendront une forme de plus en plus dramatique à mesure que la situation politique se dégradera.
Sous une même catégorie de l'Exil, la vie des réfugiés allemands se découpe en trois périodes. De 1933 à 1939, la plupart vivent une vie légale ou dans les limites de la légalité. S'ils connaissent la prison c'est pour peu de temps. Mais dès septembre 1939 la très grande majorité de ces Allemandes et Allemands -- qui avait fuit le nazisme et souvent organisé une résistance contre cette Allemagne-là -- est internée. Comme ressortissants d'un pays ennemi, ils subissent le même sort que les nazis surpris en France à la déclaration de guerre. à partir de juin 1940 c'est l'occupation, l'arrivée de la Gestapo, les rafles de Juifs puis les déportations... L'existence de ces réfugiés-exilés est alors directement menacée. Les uns se cachent, d'autres fuient, d'autres se suicident. Certains s'engageront aussi dans la lutte antifasciste aux côtés de la résistance française. Klaus Mann, le fils aîné de Thomas Mann, né en 1906, qui s'exila lui-même dès 1933 écrira que la grande majorité des écrivains et intellectuels allemands qui étaient connus avant 1933 avaient pris parti contre Adolf Hitler et choisi l'émigration. Difficile en effet de citer un de ces esprits, allemand ou autrichien de renommée mondiale qui n'ait émigré: Berthold Brecht, Thomas, Klaus et Heinrich Mann, Stephan Zweig, Anna Seghers, Alfred Kantorowicz, Lion Feuchtwanger, Franz Hessel, Ernst Toller, Joseph Roth ou Walter Hasenclever. Chez tous ces auteurs l'exil deviendra sujet littéraire et objet de réflexion.Dans cette littérature des chemins détournés et des naufrages, de l'incertitude, des chambres d'hôtel et de la précarité, dans ces mots de la désolation et du transit permanent, Sanary-sur-Mer fut pour un temps une capitale suspendue entre deux abîmes de désastre. Jardin suspendu avec les rives de la Méditerranée pour seul horizon de sérénité. Hauptstadt der deutschen literatur, la "Capitale de la littérature allemande, où je passai six années heureuses-malheureuses": Ludwig Marcuse décrit ainsi Sanary, dans Mon XXe siècle, son autobiographie parue en Allemagne en 1960. Tous les auteurs ici mentionnés, et près de deux cents au total passeront par ce Parnasse allemand dont la population autochtone était de trois mille neuf cents âmes environ à leur arrivée. Sur les trois communes de Sanary, Bandol et du Lavandou, soit sur une population totale de 10.000 habitants au recensement de 1936, on compte alors 450 exilés allemands entre le début de 1933 et la fin de 1942.
Outre des considérations géographiques évidentes dans la perspective d'un conflit franco-allemand, le rôle décisif des célèbres Cahiers du Sud, dans le choix de Sanary et de la région de Marseille, est probablement central. Soulignons que pour les plus illustres des exilés de Sanary, la revue de Jean Ballard avait déjà été, bien avant la montée des périls, un lieu d'expression unique où l'on trouvait à titre indicatif déjà de nombreux premiers textes en langue française, comme ce fut par exemple le cas pour Ernst Toller en 1928. Les Cahiers ont toujours consacré de très nombreux articles à l'Allemagne et à l'Autriche, ils invoquent sans relâche "l'Allemagne des poètes et des penseurs" contre les fascismes allemands et français et dénoncent très tôt l'existence de camps de concentration, la torture, le réarmement et la préparation de la guerre. Les écrivains émigrés comme Thomas Mann et Stephan Zweig y sont fortement représentés et on y trouve de nombreuses chroniques sur les revues de langue allemande en exil.
L'équilibre fragile de l'exil, à Sanary et dans les villes environnantes, ne tardera pas à se rompre. Une partie de la population qui avait tenu jusque là les émigrants pour des ressources économiques non négligeables développera une haine de plus en plus efficace alors que parallèlement les lieux deviendront moins accessibles. L'hystérie et la psychose de l'espionnage feront le reste. Dès lors les trajectoires se divisent. Mais les issues sont toutes plus radicales les unes que les autres. Il faut fuir à nouveau. Là encore on peut mentionner le rôle des Cahiers du Sud, et de Jean Ballard qui fera jouer de son influence pour obtenir la libération de Walter Benjamin, détenu au camp d'internement de Nevers. Walter Benjamin sera aussi comme beaucoup des exilés de Sanary interné au camp des Milles, près d'Aix-en-Provence, au mois de juin 1940 (il y restera probablement une semaine). Ayant écrit le roman Die Rechtlosen (Les Sans droit) l'un des fondateurs de l'expressionnisme, Walter Hasenclever se donne la mort aux Milles dans la nuit du 20 au 21 juin 1940, qui précédait une évacuation (incertaine) du camp... Il y écrivait: "Ce que nous avons pensé et écrit, ce dont nous croyions devoir témoigner, nous, membres d'un peuple qui n'a jamais compris ses poètes, tout cela a sombré dans la chevauchée des démons. Ce monde n'existe plus".
Détenu au Camp des Milles lui aussi, Lion Feuchtwanger décrit les circonstances dramatiques dans lesquelles il découvrira Hasenclever au matin, râlant, geignant sur sa paillasse. Tous craignaient le chaos français autant que l'arrivée des nazis et un sentiment d'effondrement total dominait les esprits. Au prix de mille difficultés et de mille périls, certains qui comme Feuchtwanger lui-même pouvaient encore fuir avant septembre 1939, vont donc en 1940 se trouver pris dans la nasse. Ils avaient un temps cru pouvoir être utile aux ennemis de Hitler: "Pouvais-je vraiment me mettre à l'abri au moment même où cette guerre était effectivement en vue ? écrit Feuchtwanger. Non, il était de mon devoir de rester. Je croyais sincèrement être d'une utilité quelconque". Pacifiste convaincu, il proclamait déjà son antimilitarisme durant la première guerre mondiale, alors que des esprits aussi éclairés que Thomas Mann ou Hugo von Hofmannsthal cédaient aux appels patriotiques. Sa célébrité est liée à la parution en 1925 de son ouvrage majeur, Le juif Süss, qui très rapidement lui vaudra une notoriété mondiale. Mais la fortune de cette oeuvre est aujourd'hui le plus souvent associée -- par les français notamment -- au détournement dont elle a fait l'objet lorsque les nazis en ont extrait un film de propagande antisémite parmi les plus violents qui soit. Dès les années '20 la presse nazie faisait de ce militant humaniste engagé à gauche, un ennemi à abattre. Aussitôt après l'accession d'Hitler au pouvoir, en janvier 1933, alors que Feuchtwanger est aux états-Unis, les SA mettent à sac sa maison à Berlin et confisquent ses biens. Le 23 août 1933, il figure sur la première liste d'hommes politiques et d'intellectuels que le gouvernement nazi prive de leur nationalité. Lion Feuchtwanger n'hésitera pas un instant sur le choix du lieu de l'exil: la France. "Chez nous, en Allemagne, écrit-il, quand quelqu'un vivait confortablement, on disait qu'il vivait comme Dieu en France".


Passage de Wie Gott in Frankreich, à Der Teufel in Frankreich, Le Diable en France est le récit autobiographique dans lequel Lion Feuchtwanger retrace cette fin de l'exil-accueil à Sanary-sur-mer, auquel succède l'internement -- décrit avec une grande minutie -- aux Milles le 21 mai 1940 et jusqu'aux préparatifs de la fuite vers les états-Unis. Cet ouvrage vient enfin de paraître dans sa traduction française. On y retrouve tout à la fois le témoignage, la réflexion et les désillusions sur la Patrie des Droits de l'homme: "Les mots Liberté, égalité, Fraternité étaient inscrits en lettres géantes au-dessus du portail de la mairie, on nous avait fêté lorsque nous étions arrivés des années plus tôt (...) les autorités nous avaient assuré que c'était un honneur pour la France de nous accorder l'hospitalité, le Président de la République m'avait reçu personnellement. à présent, on nous incarcérait".Une photographie de Feuchtwanger durant sa détention aux Milles fut adressée par un inconnu à son éditeur américain: c'est l'une des origines de l'organisation américaine Presidential Emergency Advisory Committee, qui permettra à Lion Feuchtwanger et sa femme, mais aussi à Franz Werfel, Heinrich Mann ou Max Ernst de quitter l'Europe. Avec Anna Seghers ou Alfred Kantorowicz ils parviendront à embarquer dans un de ces rares bateaux qui quittaient Marseille ou Lisbonne pour l'Amérique et dont Claude Lévi-Strauss a raconté la traversée dans Tristes tropiques. La fuite via Lisbonne s'effectuait par les sentiers muletiers à travers les Pyrénées et l'Espagne. Nombreux sont ceux qui n'y parviendront jamais. Feuchtwanger répète plusieurs fois, comme dans une aberrante incantation, cette phrase "d'un excellent professeur allemand qui fut ensuite assassiné par les nazis: L'Histoire consiste à donner un sens à l'absurde". Jusqu'à l'absurde, certains de ces bannis de Sanary et d'ailleurs sont demeurés d'éternels exilés: "Revivrons-nous jamais -- revivrai-je jamais en Allemagne ?" se demande Klaus Mann le 13 mars 1943. "Sans doute pas... Tu ne retrouveras plus ta patrie d'autrefois et il ne t'en sera pas accordé de nouvelle. Le monde entier est ta patrie. Tu n'en as pas d'autre". "Et pourtant j'aime l'Allemagne, qui est un beau pays, j'aime ses forêts et ses fleuves, ses vieilles villes et son ciel, et beaucoup de livres et d'hommes": le dernier des exilés de Sanary, Hermann Kesten, qui écrit ces lignes, s'est éteint le 4 mai 1996 dans une maison de retraite de Bâle, en Suisse. Il avait quatre vingt seize ans. En France, cette disparition est passée totalement inaperçue. Il avait quitté Berlin six semaines après la prise du pouvoir par les nazis, considérant l'exil comme un acte autant politique que moral. "La plupart de ceux qui quittèrent l'Allemagne le firent par dégoût d'un régime dont les plus hauts représentants se vantaient ouvertement d'être des assassins", écrivait-il. Hermann Kesten, le dernier. Mais il est aussi probable que tous, aient été à leur manière... "le dernier".