Trois textes écrits par Robert Desnos au printemps 1944 au Camp de Compiègne-Royallieu (Frontstalag 122)
Robert Desnos est décédé le 8 juin 1945 à 5h30 du matin, atteint du typhus, au camp de Terezin (Theresienstadt) en Tchécoslovaquie.
Il avait été arrêté à son domicile du 19 de la rue Mazarine à Paris le 22 février 1944 par la Gestapo.

« Sol de Compiègne »

Écrit entre l'arrivée de Desnos à Compiègne le 20 mars 1944 et son départ pour Flöha, le 27 avril.
Publié le 1er décembre 1944 dans L'Éternelle Revue sous le pseudonyme de Valentin Guillois.

CHŒUR (très pressé et comme se chevauchant)
Craie et silex et herbe et craie et silex
Et silex et poussière et craie et silex
Herbe, herbe et silex et craie, silex et craie
(ralenti)
Silex, silex et craie
Et craie et silex
Et craie...

UNE VOIX
Quelque part entre l’Hay-les-Roses
Et Bourg-la-Reine et Antony
Entre les roses de l’Hay
Entre Clamart et Antony

CHŒUR (très rythmé)
Craie et silex — craie et silex
Et craie
Et silex et craie et silex et craie
Et silex

UNE VOIX
Entre les roses de l’Hay
Et les arbres de Clamart
Avez-vous vu la sirène
La sirène d’Antony
Qui chantait à Bourg-la-Reine
Et qui chante encore à Fresnes.

CHŒUR
Sol de Compiègne!
Terre grasse et cependant stérile
Terre de silex et de craie
Dans ta chair
Nous marquons l’empreinte de nos semelles
Pour qu’un jour la pluie de printemps
S’y repose comme l’œil d’un oiseau
Et reflète le ciel, le ciel de Compiègne
Avec tes images et tes astres
Lourd de souvenirs et de rêves
Plus dur que le silex
Plus docile que la craie sous le couteau

UNE VOIX
À Paris près de Bourg-la-Reine
J’ai laisse seules mes amours
Ah! que les bercent les sirènes
Je dors tranquille, oh! mes amours
Et je cueille, à l’Hay, les roses
Que je vous porterai un jour
Alourdies de parfums et de rêves
Et, comme vos paupières, écloses
Au clair soleil d’une vie moins brève
Pleine d’éclairs comme un silex,
Lumineuse comme la craie

CHŒUR (alterné)
Et craie et silex et silex et craie
Sol de Compiègne!
Sol fait pour la marche
Et la longue station des arbres,
Sol de Compiègne!
Pareil à tous les sols du monde,
Sol de Compiègne!
Un jour nous secouerons notre poussière
Sur ta poussière
Et nous partirons en chantant.

UNE VOIX
Nous partirons en chantant
En chantant vers nos amours
La vie est brève et bref le temps.

AUTRE VOIX
Rien n’est plus beau que nos amours

AUTRE VOIX
Nous laisserons notre poussière
Dans la poussière de Compiègne
(scandé)
Et nous emporterons nos amours
Nos amours qu’il nous en souvienne

CHŒUR
Qu’il nous en souvienne.

« Chanson de route »

C'est avec du crottin de Pégase
Qu'Eusèbe a fumé son jardin.
Avec du crottin de Pégase ?
Oh! oh!

Pour du crottin, c'est du crottin
Eusèbe appartient au gratin.

C'est avec du crottin de Licorne
Qu'Eusèbe a fumé son jardin
Avec du crottin de Licorne?
Oh! oh!

Pour du crottin c'est du crottin
Eusèbe n'est pas un crétin.

Avec du crottin de Minotaure
Eusèbe a fumé son jardin
Ouais du crottin de minotaure!
Oh! oh!

Non du crottin mais de la bouse
Qu'Eusèbe a mis sur sa pelouse.

avril

« Printemps », 6 avril 1944

Tu, Rrose Sélavy, hors de ces bornes erres
Dans un printemps en proie aux sueurs de l'amour,
Aux parfums de la rose éclose aux murs des tours,
À la fermentation des eaux et de la terre.

Sanglant, la rose au flanc, le danseur, corps de pierre
Paraît sur le théâtre au milieu des labours.
Un peuple de muets d'aveugles et de sourds
Applaudira sa danse et sa mort printanière.

C'est dit. Mais la parole inscrite dans la suie
S'efface au gré des vents sous les doigts de la pluie
Pourtant nous l'entendons et lui obéissons.

Au lavoir ou l'eau coule un nuage simule
À la fois le savon, la tempête et recule
L'instant où le soleil fleurira les buissons.