Trio Metral
Joseph Metral, violon; Laure Hélène Michel, violoncelle; Victor Metral, piano;
La Dolce Volta LDV 81

Enregistré en la grande salle de l’Arsenal de Metz, entre le 31 octobre et le 2 novembre 2019.
Textes de présentation sous forme d’entretiens avec les membres du trio en français, traduits en anglais, allemand et japonais.
Durée : 68:25

 

 

 

Le Trio Metral nous revient sous étiquette La Dolce Volta, avec ce couplage logique mais rare, associant les Dimitri Chostakovitch et Mieczysław Weinberg, Un disque d’un engagement parfois féroce – surtout en son versant russe – dont l’auditeur ne sort pas indemne.

Dimitiri Chostakovitch nous a laissé deux trios à clavier, composés à vingt ans de distance. Le premier (1923-24), juvénile opus 8, en un seul mouvement unifiant six sections, longtemps demeuré manuscrit, très « russe » par son évocation des folles espérances de la jeunesse, juxtapose plus que ne confronte les rêveries musicales d’une idylle romantique et les sarcasmes dissonants d’un monde contemporain impitoyable. Vingt ans plus tard, et en pleine Seconde Guerre mondiale, c’est sous le coup du décès brutal du musicologue Ivan Sollertinsky, l’ami et le protecteur des mauvais jours, que le compositeur livre l’une de ses œuvres les plus radicales et poignantes, à l’égal de ses meilleurs quatuors à cordes : le célèbre Trio n° 2 (1944). Au fil de ses quatre mouvements, venu du quasi-silence pour y retourner en une coda glaciale, il évoque un terrible deuil notamment au fil de la passacaille du Largo, ou l’inéluctable et féroce procession macabre du final : l’irruption de thèmes hébraïques montre toute la compassion du compositeur face à la tragédie des persécutions antisémites et de la Shoah, alors en train de se jouer. Le Polonais (et… Juif) Mieczysław Weinberg vient alors de fuir son pays devant l’avancée des troupes allemandes et trouve un refuge de fortune en la stalinienne Union Soviétique ; il voit à juste titre en Chostakovitch un protecteur et un guide spirituel autant qu’un ami intime et un conseiller musical. Son seul Trio à clavier opus 24 écrit à la fin de la guerre, alors que toute sa famille a été massacrée dans les camps de la Mort, voit cette terrible réalité au tréfonds des notes, là où l’opus 67 de son frère d’âme reste dans la parabole évocatrice. Certes, les points de convergence entre les deux œuvres sont nombreux (agencements des mouvements, coupes formelles, trajectoire globale) mais par sa force brute, par l’insoutenable tension du venimeux poème distillé en guise de mouvement lent, et par le déchaînement hors norme de son finale, le très éprouvant trio du Polonais atteint le paroxysme de l’expressionnisme brut, très éloigné d’un « Chostakovitch re-cuisiné », comme on le lit, hélas, parfois au sujet de ce chef-d’œuvre.

Le Trio Metral, l’un des jeunes ensembles français les plus en vue au sein d’une fantastique génération de chambristes, nous livre aujourd’hui son second disque (après un premier opus consacré à Mendelssohn chez Aparté), fruit d’intenses réflexions croisées sur ces trois œuvres au parcours parfois similaire mais non semblable. La captation, idéale en la superbe salle de l’Arsenal de Metz, permet de goutter toutes les subtilités du jeu et des échanges instrumentaux. Par leur discipline tant collective qu’individuelle, par leur engagement fiévreux de tous les instants, par leur fine musicalité n’excluant ni l’imparable violence ni la ténuité la plus recueillie, par leur science éprouvée des contrastes et par la gestion de la tension sur la longueur au fil de grandes formes solidement architecturées, les Metral donnent une version de référence des deux trios de Chostakovitch.

Tout en contraste entre émotion jaillissante et sarcasme ricaneur, le premier trio, convainc par un sens aigu de la narration malgré la texture kaléidoscopique du récit. Le second trio se hisse au niveau des meilleures versions soviétiques (à commencer par les deux versions laissées au clavier par le compositeur, en particulier celle avec Oïstrakh et Sadlo) comme des meilleures gravures occidentales (Trio Wanderer chez HM, Argerich-Kremer- Maïski chez DGG, remake du Beaux-Arts Trio chez Decca, entre autres). Cette version poétique mais très engagée subjugue tant par sa gamme de dynamiques – depuis les quasi inaudibles harmoniques initiales jusqu’au grand climax du final -, que par son éminente gestion des émotions et du temps musical. Y contribuent le maintien impitoyable des tempi et l’irrépressible progression des dynamiques, dans un esprit de total respect de la partition. Joseph (le violoniste) et Justine (la violoncelliste) avouent avoir tordu le cou à toute routine et avoir complètement repensé les coups et la tenues d’archets. L’unité des deux cordes (les poussés-tirés inversés de l’Allegro con brio) demeure exemplaire et impressionnante. De même, jamais le piano de Victor, même à l’acmé de sa puissance, n’écrase péremptoirement ses partenaires. Les Metral nous livrent leur version à livre ouvert à la fois épique et mesurée, spontanée dans ses effets et très ouvragée dans les plus infimes détails, jamais forcée dans l’éloquence mais d’une confondante sincérité.

Après cette interprétation au sommet, le Trio opus 24 de Weinberg apparaîtra sans doute ici un peu en retrait. L’œuvre depuis son édition en Occident chez Peer-Music, connait un succès grandissant, pleinement justifié, et a suscité ces deux ou trois dernières années une bonne demi-douzaine de publication en CD souvent d’excellente facture (le Trio Khnopf, sous pavillon belge chez Pavane, excellent mais un rien sage, ou le Trio Karenine chez Mirare, d’une sonorité royale presque trop hédoniste dans cette œuvre de l’extrême). Les Metral subjuguent par la puissance chtonienne des tutti au fil du prélude liminaire comme par les sardoniques demi-teintes et l’ironique douceur de l’aria qui lui fait suite, ou encore font mouche dans la ludique et mortifère mécanique Toccata. Mais il manque ce « je-ne-sais quoi » d’impalpable ou d’ambiance nocturne glaciale et désespérée que glissaient Gidon Kremer et ses partenaires (DG), au fil du long et beau poème, et cette folie furieuse gagnant et pulvérisant peu à peu, avec une grinta dantesque, le discours du terrifiant final – à la limite de l’implosion sous les doigts du Trio Wajnberg La présente version, presque trop calculée dans ses effets, pourra juste laisser à l’auditeur un goût de trop peu, après l’exemplaire versant Chostakovitch.