Contexte historique
"C'est en septembre 1941 que le premier
comité de Front national, le FN de la musique, fut formé avec Roger
Désormière, Elsa Barraine et Roland Manuel. Bientôt venaient se joindre à
eux Auric, Poulenc, Charles Münch et Manuel Rosenthal. Claude Delvincourt,
directeur du Conservatoire, avait été nommé par Vichy. Il n'avait accepté ce
poste que pour mieux défendre l'enseignement du Conservatoire contre les
entreprises idéologiques des Allemands. Pas un des élèves de Claude
Delvincourt - Monsieur Julien, dans la Résistance - ne fut déporté en
Allemagne. Son bureau était une officine de faux papiers et abrita les
réunions secrètes du comité du Front national...". Extraite d'une
interview réalisée dès le mois de septembre 1944 par Catherine Morgan, cette
citation de Roland-Manuel établit l'existence, dès l'automne 1941, d'un
groupement de musiciens résistants, affilié au Front national - mouvement
initié par le parti communiste français (PCF) - dans lequel se côtoient,
autour d'adhérents et de militants du PCF tels que Roger Désormière ou
Georges Auric, l'ancien chef de l'orchestre national, Manuel Rosenthal, et
le nouveau directeur du Conservatoire de Paris, Claude Delvincourt.
La création de ce mouvement de résistance fait suite à l'appel lancé en mai
1941 par le PCF pour la constitution d'un Front national de lutte pour la
liberté et l'indépendance de la France. Rassemblant quelques-uns des
meilleurs compositeurs, chefs d'orchestres et interprètes français, c'est à
une logique d'engagement déterminée d'abord par l'appartenance au corps
professionnel de la musique que semble répondre le comité de Front national
de la musique. Du PCF à l'Action française, les divergences d'opinions
politiques des membres du comité de Front national de la musique sont
susceptibles d'exercer des tensions pouvant susciter l'éclatement d'un
mouvement certes fédérateur selon une logique socioprofessionnelle, mais
dont l'unité est néanmoins conditionnée par un décloisonnement entre milieux
étanches en temps ordinaires. Pour le noyau fondateur (Elsa Barraine et
Roger Desormière, en liaison avec Pierre Villon et Louis Durey, alors replié
en zone non-occupée) il faut s'engager dans un processus d'ouverture à tous
les acteurs potentiels d'une Résistance musicale. Elle a ainsi la
possibilité de s'épanouir à travers les engagements intentionnels et
successifs de personnalités mues par un même idéal-type : défendre le
patrimoine musical français, donc lutter pour la liberté et l'indépendance
nationale. Le ralliement de Claude Delvincourt revêt alors une importance
symbolique, tout autant que sa participation à la rédaction d'un manifeste
pour la profession, en octobre 1941.
Il paraît dans le numéro clandestin de L'Université Libre aux côtés
de ceux en direction des universitaires, des intellectuels de zone
non-occupée, des médecins, des écrivains et des plasticiens. Son intitulé
est sans équivoque : "Nous refusons de trahir". Il plaide
l'engagement de l'artiste quand Vichy et l'occupant prônent la neutralité. À
la formule controversée "L'Art n'a pas de patrie", le comité de
Front national de la musique répond : "les artistes en ont une".
Autour du manifeste se regroupent, entre l'automne 1941 et le printemps
1942, Roland Manuel, Georges Auric, Francis Poulenc, Charles Münch, Manuel
Rosenthal, Henry Barraud, Irène Joachim, Monique Haas, Marcel Mihalovici,
Henri Dutilleux et Geneviève Joy. Autour du journal clandestin Musiciens
d'Aujourd'hui dont le titre est dessiné par le plasticien André
Fougeron, le groupe développe une résistance originale, spécifique sur
plusieurs fronts : Musiciens d'Aujourd'hui tiré à 1.600
exemplaires, Le musicien patriote, et une dizaine de tracts
clandestins dénoncent l'aryanisation et la vassalisation de la musique
réalisées par l'occupant et l'État français. Dans le même mouvement sont
affirmées les positions éthiques à prendre par la profession et la défense
du patrimoine musical français et celle des oeuvres des compositeurs
étrangers, notamment allemands, mis à l'index. S'ils doivent consacrer une
large part de leur temps à des travaux alimentaires, tous font preuve d'une
grande activité créatrice et de recherche.
De nombreuses oeuvres sont créées, notamment sur un répertoire de poésie
clandestine, des travaux de musicologie sont entrepris. Des créations ou des
oeuvres de contrebande sont jouées dans des concerts autorisés ou
clandestins. Mais les mentions relatives aux "actions concrètes",
ainsi qualifiées par Elsa Barraine, restent mitigées. En effet,
l'organisation d'une Résistance musicale se heurte à l'autocensure des
musiciens : donner un concert de contrebande en public a pour conséquence la
renonciation à l'exercice du métier.
Un éditorial de la feuille clandestine Musiciens d'Aujourd'hui est
en partie consacré à la question des contraintes socioprofessionnelles : "mais
que peut-on faire si on n'a pas le coeur ou la possibilité de rejoindre les
Francs-Tireurs, quand on est un musicien peu préparé à ce rôle ? Eh bien, on
peut toujours commencer par refuser à l'ennemi toute collaboration, même si
elle n'apparaît que “purement” musicale ! L'échec complet qu'il a subi dans
le domaine de la littérature doit nous être une leçon et un exemple".
Deux modes d'action sont alors déterminés : la "Résistance passive",
qui consiste à refuser de prêter son concours aux manifestations émanant de
l'ennemi et à composer des programmes exaltant le sentiment national, et la
"lutte active", grâce au regroupement de "musiciens patriotes"
au sein de divers comités de Résistance parmi lesquels le Front national de
la musique. À l'image de Francis Poulenc qui intègre à une de ses
compositions l'air d'une chanson de la guerre de 1870, "Non, non, vous
n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine, et nos coeurs resteront français",
les compositeurs du Front national de la musique sont invités à créer des
oeuvres glorifiant la France.
Il existe également beaucoup d'autres types de résistance... Les membres du
comité de Front national de la musique organisent et développent la
solidarité envers leurs collègues juifs exclus, ou en exil : collectes ;
planques des biens et des personnes ; fausse déclaration pour la perception
des droits d'auteur, etc. Avec d'autres résistants, particulièrement
Marie-Louise Böllmann-Gigout, militante de Défense de la France, s'organise
la résistance au STO, l'aide aux réfractaires : elle fournit à Claude
Delvincourt l'ensemble des faux papiers nécessaires à la dissolution de
l'orchestre des Cadets. En liaison avec Jean Rieussec, chef tapissier de
l'Opéra de Paris et Camille Dézormes, dirigeants des groupes du Front
national à l'Opéra (orchestre et personnels) et dans les théâtres lyriques
nationaux, le front économique et social n'est pas délaissé.
Se mettent en place l'organisation des luttes contre le Comité
d'organisation des entreprises du spectacle, la défense des conditions de
travail et des salaires, l'indépendance des arts du spectacle remis en cause
par les accords passés entre la firme allemande Continental et la
Metro Goldwin Meyer. Le 18 août 1944, ils se joignent à l'appel à
la grève insurrectionnelle lancé par la fédération clandestine des syndicats
du spectacle. Un groupe de plus de cent FTP composé d'artistes et de
techniciens de l'Opéra et des théâtres lyriques nationaux participe aux
combats de la libération de Paris. Quelques élèves du Conservatoire de Paris
se joignent à eux : Jean-Claude Touche et Michel Tagrine y laissent leur
vie.
Dans le même temps, autour de Pierre Schaeffer, dans le studio d'essai de la
radio, les compositeurs, et les musiciens du Front national des musiciens,
Henry Barraud en tête, participent à la reconstruction et à la renaissance
de la radio de la Libération : une radio de service public assurant
l'enseignement et la diffusion de la culture.
Aurélien Poitevin in DVD-ROM La Résistance en Ile-de-France, AERI, 2004
Musée de la Résistance nationale fonds Pierre Villon ; fonds Georges Cogniot ; presse clandestine ( Musiciens d'Aujourd'hui L'Université Libre).