Rose Georgette Guller, dite Georgette Guller à la ville et Youra Guller à la scène,
est une pianiste prodige, saluée à son zénith comme l'une des plus grandes pianistes du XXe
siècle aux côtés de ses condisciples Guiomar Novaes et Clara Haskil. Femme très libre proche de l'avant-garde, Youra Guller s'éclipse soudainement de la scène parisienne en 1934 pour n'être redécouverte par un public érudit qu'en 1971. Seuls de tardifs enregistrements donnent de rares échos de son légendaire jeu prométhéen[2]. "(...) l'écouter encore dans une de ces dernières sonates de Beethoven, dont elle reste, pour moi, l'interprète inégalée à ce jour." Romain Rolland (équivalent de l'article 'Bernhard Stavenhagen' dans une autre langue)[3], auteur de De l'Héroïque à l'Appassionata http://fr.wikipedia.org/wiki/Youra_Guller |
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Nom de naissance | Rose Georgette Guller |
Naissance | 14 mai 1895 à Marseille (nationalité française) |
Décès | 31 décembre 1980 (85 ans) à Genève[1] (date et lieu incertain) |
Formation | Conservatoire National Supérieur de Paris |
Mîtres | Isidor Philipp, Alfred Cortot, Ginette Neveu |
Enseignement | Conservatoire de Genève |
élèves | Albert Einstein, André Gide, Pasche, Alberto Ginastera |
Conjoint | Jacques Schiffrin de 1921 à 1927 |
Récompenses | 1er prix du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSM) 1909 |
Née française d'un père russe ayant fui l'antisémitisme et d'une mère roumaine morte à sa naissance[4],
Rose Guller est élévée par une bonne ashkénaze[4] dans un milieu laïque.
Elle se fera connître initialement sous son second prénom, Georgette, adopté comme prénom
d'usage. Le prénom masculin de Youra, diminutif russe de Georges, usuel dans le
milieu des Ballets russes et des émigrés russes dans lequel elle a vécu et
travaillé à Genève en
1915 et 16, a été conservé pour la scène après la Grande
guerre[5],
continuera de l'être après son mariage en 1921[6], avant
même qu'elle ne soit célèbre, et finira par être le seul utilisé.
Elle commence à apprendre la musique sur le piano qui lui a été offert à cinq
ans[1] et donne un premier récital à six[7].
En 1903, son père l'emmène à Madrid jouer le concerto pour piano no3 de Beethoven, op. 37, accompagnée par l'orchestre de Thomas Breton,
puis la fait auditionner à Berlin par Joseph Joachim, très
impressionné[7]. Un an plus tard, à neuf ans, elle est
admise au Conservatoire de Paris dans la classe d'Isidor Philipp[1], qui
avait remarqué qu'elle déchiffre à vue[7]. En 1905, elle donne aux Concerts Colonne un concerto pour piano de Saint-Saëns
en présence du mître, qui la congratule[7].
Les leçons de piano qu'elle reçoit en compagnie de Guiomar Novaes et d'Isidor
Philipp l'ennuient[1]. Passée
dans la classe d'Alfred Cortot, elle se voit attribuer en 1909 le premier prix
du Conservatoire de Paris par un jury où siègent Georges Enesco, Raoul Pugno et le directeur Gabriel Fauré, quasiment sourd, Clara Haskil,
autre enfant précoce, obtenant le second[8]. L'année suivante, un condisciple de
dix-huit ans, Darius Milhaud, écrit pour elle le cinquième et dernier
mouvement d'une suite pour piano (les autres mouvement sont dédiés
respectivement à Jean Wiener, Henri Cliquet, Roger de Fonteney et Celine Lagouarde), créé trois ans
plus tard et publié sous la référence "opus 8".
Il lui composera d'autres pièces, dont, pour le 21 mars 1919, le quatrième mouvement éponyme[9] de la suite
Le Printemps[7], mais elle cherche sa voie et va jusqu'à
s'essayer au ballet moderne, auquel elle s'initie dans la la classe de Nijinsky[1], et au
flamenco[7] auprès d'Antonia Mercé y Luque[10], à
laquelle Serge Diaghilev a confié la création de Ballets espagnols.
En femme indépendante, elle se destine à l'enseignement. Au début de la
guerre, elle renonce à se produire au piano pour étudier la méthode pédagogique de Teodor Leszetycki[7]. Elle envisage de jouer en parallèle dans
un quatuor de musique
de chambre[1] et
perfectionne son violon
auprès de Ginette Neveu[7]. à la rentrée 1915, elle est
embauchée comme professeur au conservatoire
de musique de Genève[7] par Ernest Ansermet, à la direction
duquel celui ci a été nommé en octobre[11] en
remplacement de Bernhard Stavenhagen (équivalent de l'article "Bernhard Stavenhagen" dans une autre langue)(de),
mort prématurément. En charge à ce titre de l'orchestre cantonal,
Ansermet fait organiser en décembre à Paris et à Genève par Serge
Diaghilev, comme une contribution à l'effort de guerre, un gala
de bienfaisance au bénéfice de la Croix-Rouge et des victimes de guerre russes[11]. Le
programme[12] inclut l'Oiseau de feu dont la direction
est confiée au jeune compositeur russe en personne, Igor Stravinsky[11], et la partie piano à Youra Guller.
La " musique pour après-demain "[13] des Ballets russes soulève enthousiasme
et perplexité[11] et Stravinsky est ravi de son
interprète[7]. Il la sollicite à l'excès, compromettant
le travail de celle ci au conservatoire[7]. Fatigue
ou neurasthénie[8], l'expérience d'enseignante tourne à
l'échec mais Genève
est l'occasion pour la jeune femme, encore mineure, de
s'essayer à une autre vie. Elle rencontre son futur fiancé, Jean Piaget, fils d'universitaire et étudiant en malacologie. Elle rencontre aussi son
futur mari, un jeune juriste russe diplômé de l'université de
Genève, Jacques Schiffrin, fils exilé d'un magnat du pétrole.
Elle retourne à Paris en
1916[7], où Darius Milhaud, en partance pour Rio,
l'introduit auprès de Jean Cocteau, attraction centrale du groupe des Six. Elle fréquente également Gabriel
Pierné[7], directeur des Concerts Colonne et, à l'opposé, Florent Schmitt[7]. Admirée pour son jeu expressif tout
autant que sa cadette Yvonne Lefébure, l'espoir du
moment, elle est invitée par Pablo Casals[1] aussi
bien que par Jacques Thibaud à jouer dans leur concerts de musique
de chambre[7].
Le 29 novembre 1918, elle fête la victoire en donnant un récital à la Chaux-de-Fonds, principale ville de la République de Neuchâtel, où elle a rejoint Jacques
Schiffrin[14]. Ils
sont reçus dans une association d'intellectuels juifs, le Nouveau Cercle[14], par lequel elle rencontre les artistes suisses, entre autres les
fondateurs du purisme, Amédée Ozenfant et Charles-édouard
Jeanneret[15]. Le 15
avril 1919, elle est de retour pour un concert où elle joue Schumann
et Chopin au profit de la Croix-Bleue[16], association calviniste de lutte contre l'alcoolisme. Le reste de l'année est consacré à de petits
récitals donnés à travers la Suisse romande, Lausanne[16], Vevey[16],
Bex[17], Genève[15]... Elle est épuisée physiquement et
moralement[17] et le 21 août Jacques Schiffrin perd son père, ruiné par la Révolution de 1917.
Revenue à la Chaux-de-Fonds jouer Mendelssohn le 4 novembre 1919, le 19 elle accompagne au piano le violon de Joseph Szigeti dans trois sonates de Beethoven[17].
Ensemble, les deux virtuoses en donneront l'intégrale[8]. Une
semaine plus tard, elle est de retour à Paris pour assistée avec quatre autres condisciples son mître
Isidor
Philipp dans une leçon publique qu'il donne
au Conservatoire[18].
à Paris, Jacques
Schiffrin étant parti en juin 1920 pour un long voyage dans une Italie en grève agitée par les
squadristes, elle
retrouve Jean
Piaget, qui est venu, après avoir accompli une brève psychanalyse auprès de Sabina
Spielrein, étudié dans le laboratoire de psychométrie d'Alfred Binet.
Ils se fiancent[19]. Elle triomphe cette même année devant le
public parisien dans une
interprétation du concerto n°
21, K467, de Mozart[7]. Elle a vingt cinq ans.
Le 18 mai 1921, elle présente salle ébrard, rue de la Michodière,
les Mouvements perpétuels déjà célèbres de Francis
Poulenc entre les mazurkas de Chopin et les rapsodies de Liszt[20]. L'été,
elle fait partie des artistes en vue invités sur la Côte[21] par les
mécènes de
l'aristocratie mais son mariage avec Jean Piaget, appelé à Institut Jean-Jacques
Rousseau de l'université de
Genève, ne se fera pas. C'est très vraisemblablement là, à Menton, qu'en août elle retrouve Isidor Philipp. Son ancien
professeur demande pour elle à Ferruccio Busoni des
recommandations auprès de quatre formations italiennes prestigieuses, l'Associazione degli Amici della
Musicala, la Société du Quartet, le Philharmonique de
Florence, l'Académie royale de musique de Rome[22]. Surmené et malade, le grand musicien se
désole de ne pas trouver le temps de répondre aux courriers[23] de la
" benedetta "[24] à la
recherche d'une situation stable et met six mois de plus pour rédiger une simple
circulaire de recommandation[24], si
bien qu'à la fin de l'année, elle retourne se produire à Neuchâtel[25].
Jacques Schiffrin finit par revenir au cours de cette année
1921 à Paris chez elle, qui a
coiffé Sainte
Catherine depuis longtemps et qu'il épouse. Dès l'année suivante, il est en mesure de fonder les éditions de la
Pléïade et préparer la publication sous le nom d'André Gide la version que ce
dernier a bien voulu élaborer à partir de son brouillon de traduction de La Dame de
pique.
Les Années folles sont pour la
jeune parisienne celles de son engagement au service d'une modernité musicale
bouleversée par le jazz, que Louis Mitchell,
" le roi du bruit ", a révélé au public de l'Alhambra le 6 décembre 1917[26] et que
la tournée de février et mars 1918 du lieutenant James
Reese Europe a popularisé. Jean Cocteau ouvre la première " boîte ", Le Bœuf sur le toit. Elle s'y montre avec le tout
Paris. Elle joue Ravel et Poulenc.
Le 25 janvier 1922, elle accompagne la violoniste Yvonne Astruc dans une sonate pour piano et violon de Georges
Enesco, Nadia Boulanger passant à l'orgue en première partie[27]. Son
récital du 4 février (concerto de Friedemann Bach, Carnaval de Schumann, Chopin, danses de Brahms, Albeniz et Granados), suivi d'un autre le lendemain (concerto en
ut majeur de Mozart sous la direction
de Philippe Gaubert)[28], est une consécration[29] que
confirme sa participation le 25 au récital Mozart-Chopin de la cantatrice Olénine d'Alheim (sonate pour piano, prélude, Quatrième ballade (équivalent de l'article " Ballade Nr. 4 (Chopin) " dans une autre langue) (de),
quatre mazurkas)[30]. C'est à elle qu'Igor
Stravinsky s'adresse de nouveau pour les reprises de Petrouchka, partition de piano d'une
difficulté technique extrême, le 12 juin à l'Opéra et le 1er juillet au théâtre Mogador[5]. Elle vit au cœur des Ballets
russes de son adolescence, fréquentant Serge
Prokofiev[7], revenu les rejoindre en avril, et Pablo
Picasso[1], ami de
Stravinsky marié à une ballerine de Diaghilev,
Olga
Khokhlova...
Pour toute la saison 1922-1923, elle est la soliste, au côté de Joseph
Szigeti, d'Ernest Ansermet dans l'Orchestre de la Suisse
romande[31]. Comme en 1915, elle assume simultanément
un enseignement au Conservatoire de Genève[32]. Son jeu sensationnel et épuré, sans
concession au divertissement, ne fait pas l'unanimité et la compétition
féroce entre virtuoses a tôt fait de la réduire à une image de séduction
féminine. C'est ainsi qu'avec la condescendance du machiste ordinaire un Ferruccio
Busoni évoque la torture, apparemment moins pour ses oreilles que pour ses
yeux, quand en décembre il auditionne sur une pièce d'Albéniz cette " vierge aux
épines de fer "[33].
C'est au cours de cette année 1923 qu'elle inaugure sa carrière
internationale en répondant à l'invitation de la Pianoforte Society de
donner à Wigmore
Hall une série de récitals, Beethoven, Mozart et Chopin[7], mais le 7 mai, Francis Poulenc, pour créer
Promenades au théâtre
des Champs-élysées[34], lui préfère Arthur Rubinstein. Le 12, au Théâtre du Vieux
Colombier, elle exécute avec Joseph Szigeti au violon la
première sonate de Beethoven et n'hésite pas à
profiter de l'occasion pour faire découvrir les Trois études
transcendantes dont Alexandre Tansman lui dédie la
seconde, création qui
ne dure que trois minutes[35].
Entre juillet et août 1923, elle a en Suisse une aventure avec le peintre maudit[36] Charles Humbert, séducteur marié et alcoolique[37] qui,
célibataire, l'avait courtisée en 1918 en concurrence avec son futur mari[38]. Jean-Paul Zimmermann, témoin homosexuel de leur
passion, qui a duré, en fera le sujet de son second roman, Le Concert sans
Orchestre[39]. Youra
Guller y est la clef du personnage de Fanny Dowland.
En 1924, elle est admise aux dimanches on ne peut plus mondains
qu'organise la nouvelle comtesse de Polignac[1],
belle-sœur du marquis et
fille de Jeanne
Lanvin[8], pour y jouer avec Rubinstein[8], les Mazurkas et les Nocturnes de Chopin[1]. Parallèlement à ce répertoire
conventionnel, elle participe le 2 juin[40] aux Concerts salades de Jean Wiener[8].
à la fin 1924, elle passe de l'Orchestre de la Suisse
romande au Scottish
Orchestra de Glasgow[41]. Revenant à une certaine forme de classicisme musical promu par la mode Art déco, elle
réinterprète un répertoire romantique conforme au goût du public au cours de
multiples tournées, Paris, Berlin, Vienne, Amsterdam, Budapest, Bruxelles, et même Manille[7]. Elle est reçue avec Georges
Enesco en Roumanie
à la cour du roi Ferdinand. à Madrid, c'est le philosophe libéral José Ortega y Gasset qui la pilote[42]. Quand
elle est à Paris, on lui est
reconnaissant d'honorer les salons[43].
En 1926, choisie parmi quelques autres représentants de l'élite mondiale de
l'interprétation, elle enregistre sept pièces qui seront immortalisées par les
pianos
mécaniques Welte Mignon (équivalent de l'article " Welte Mignon " dans une autre langue">(de)[44]. Le 15
janvier 1927, le concurrent américain l'invite à Londres à faire entendre dans sa salle,
l'Aeolian
Hall, son interprétation désormais légendaire de Beethoven[6]. Elle ne renonce pas pour autant à faire
goûter au public, avec succès, la musique la plus moderne, comme lors de sa
tournée de 1927 à Budapest, Zagreb, Constantinople et Athènes[45]. Pour son retour, en novembre, elle est en
vedette salle
Gaveau, où les Concerts Lamoureux dirigés par
Paul Paray
l'accompagnent dans le concerto en
sol majeur de Beethoven, op. 58[46].
Femme magnétique au physique de star, elle se voit
proposer par la Metro-Goldwyn-Mayer une carrière qui échoira à Greta Garbo[8]. Avec son mari, elle fréquente le monde
littéraire, Paul Valéry[8], Jacques Maritain[8], André Gide. Celui ci reçoit
régulièrement les Schiffrin dans sa campagne de Cuverville[47]. Le couple participe aux Décades de Pontigny
[8],
séminaire annuel d'éthique organisé par Paul Desjardins, où elle se lie
aux écrivains humanistes, François Mauriac, Charles du Bos, Roger Martin du Gard, André
Malraux, Jean Schlumberger, Lalou Pellegrini, Maria van Rysselberghe, Jean Grenier[48]...
C'est peut être là, à Pontigny, qu'elle
rencontre Ramon Fernandez,
critique littéraire de six ans son cadet[8]. Orpheline de naissance, elle n'a pas
d'enfants et son couple vacille. à la fin des vacances de l'été 1927[8], à trente deux ans, Madame Jacques
Schiffrin noue une liaison avec le futur écrivain[49], au
moment même où celui ci devient père[8]. Par
intermittence, une année durant au cours de laquelle son divorce est
prononcé[50], elle est accueillie dans l'intimité
ambiguë du jeune couple Fernandez que la
jalousie déchire[8].
Dès 1929[51], Jacques remarié à une femme qui
lui donnera une fille et un fils, elle retrouve sa
place dans l'Orchestre de la Suisse
romande dirigé par Désiré-émile
Inghelbrecht[52] mais la fragilité de sa santé est
suffisamment patente pour que son ami le psychologue Nikolaï Roubakine s'en émeuve et qu'à Genève Charles Baudouin, psychanalyste
des artistes[53], soit alerté[3].
Quand elle est à Paris,
elle donne des cours. Elle joue en duo avec Albert Einstein[1], violoniste émérite et reconnaissant[54].
également rencontré à Pontigny[48], le savant, très engagé dans la cause pacifiste, est régulièrement présent à Paris, où le ramène chaque année sa
participation à la Commission internationale de coopération intellectuelle[55]. Autre
élève, Madeleine Pasche se distingue au conservatoire de Lausanne le 21 janvier 1930[56]. Au
contact de Youra Guller, " grand changement dans [sa] vie "[57], André Gide se
remet au piano, et prend lui aussi des leçons auprès d'elle[8], mais c'est l'écrivain[58] qui
convainc la musicienne de renoncer à une interprétation par trop pathétique et
de servir avec sobriété Chopin[8], qu'il associe à l'art poétique des Fleurs du
mal. C'est lui qui, en exigeant de Gaston Gallimard le rachat de la
Bibliothèque de
la Pléiade, sauvera en juillet 1933 de la banqueroute son ex mari, qui, face
au succès, n'a plus les moyens financiers de développer sa maison d'édition[47].
En octobre 1931, Joseph Lanza del Vasto, philosophe globe-trotter de
trente ans qu'elle a également rencontré à Pontigny, en août 1924 et
août 1926, et qui a renoncé au mariage en 1929, pose ses bagages à Paris, où il fera en mars la
rencontre de Luc
Dietrich. C'est peut être quelque temps avant cette rencontre, si importante
pour lui, qu'il connait avec Youra Guller un moment d'érotisme extrême[59] qu'il
évoquera quatre ans plus tard[60], quelques mois avant son départ pour l'Inde, où il recevra, au cours
d'une vision, sa
mission spirituelle. Le renouvellement en 1936 de cette expérience
transgressive, avec cette fois la compagne de Luc Dietrich, la hongroise Anci Nagy[61],
précède immédiatement sa décision d'aller à la rencontre de Gandhi. Il consacrera à Youra
Guller[62] un des poèmes de son recueil Le Chiffre
des choses, Le Masque de la Sirène - Portrait d'une
femme[63].
En 1934, elle part, comme fera trois ans plus tard Maurice
Maréchal[64], pour une tournée de dix jours à Shanghaï. Elle n'en revient qu'au bout de huit ans après avoir
fui à Bali[65] l'invasion
japonaise.
Elle est à Paris en
1941[65]. Comment beaucoup de français désormais
classés " de race juive ", elle pense bénéficier d'une immunité nationale et a
confiance dans l'armistice et son
signataire Pétain[66]. Le
public de la France occupée l'a oubliée[1] et son
ancien amant, Ramon Fernandez, l'a remplacée[8] par une
lionne plus jeune, Betty Bouwens, qui tient un salon brillant sous l'égide
d'Otto Abetz et
sera tondue à la Libération puis arrêtée avec Marie
Laurencin.
Dès la création du Commissariat général aux questions juives, c'est-à-dire avril
1941, elle est sous la menace des rafles de la police de Vichy. Grâce à l'intervention
et, vraisemblablement, une aide financière d'édith Piaf[66], elle réussit à fuir sur la Côte
d'Azur, en Zone libre, où
survit toute l'intelligentsia d'Europe
centrale qui a échappé à l'internement meurtrier du camp des
Milles. Alors que son ex mari Jacques Schiffrin, démobilisé et soutenu financièrement par André Gide, a pu être exfiltré en
août 1941[47] par le
réseau de Varian
Fry vers New
York, elle reste à Marseille, cachée, comme l'avaient été deux ans plus tôt Vittorio
Rieti[67] et Darius Milhaud, dans le château de Montredon par la comtesse Lily Pastré, couverture publique
du Centre américain
de secours. Là, au sein de ce qui est officiellement l'association
d'entraide des artistes " Pour que l'esprit vive "[68], elle
partage la clandestinité, un temps plus ou moins long selon les cas, avec une
vingtaine d'invités permanents qui risquent la déportation, Pablo Casals, Samson
François, Lily Laskine, Monique Haas, Madeleine Grey, Jacques
Ibert...
Dans une maison du parc, sont hébergés depuis fin 1940 le peintre André Masson et sa femme, belle sœur de Jacques Lacan,
lequel habite une villa de Roquebrune louée à André
Malraux. Les nombreuses visites que le psychanalyste leur rend le font
passer au château pour un sorcier énigmatique mais lui sont l'occasion de se
lier particulièrement à Youra Guller[69].
L'Orchestre national de
France est installé depuis juin 1940 à Marseille[70]. Au
début de l'année 42, Youra Guller recrute pour Montredon les chefs Désiré-émile
Inghelbrecht et Félix Raugel et impose à la comtesse de faire une place dans
son asile surchargé au premier violon Jeanne Haskil et la sœur de celle ci[65]. De
santé très fragile, Clara Haskil, à laquelle Jean Hamburger diagnostique un adénome
hypophysaire et qui est trépanée le 29 mai à l'Hôtel-Dieu,
bénéficiera, grâce à un réseau d'admirateurs, d'un visa pour apatride lui permettant dès novembre de
partir, non sans déchirements, pour Genève où elle sera assignée à résidence chez Charlie Chaplin[68] dans le canton de Vaud.
Le décret du 6 juin 1942 portant application du Statut des juifs voté deux ans plus tôt rend plus précaire la
situation des pensionnaires et les arrestations ne sont pas toujours évitées. à
Montredon cependant, l'extravagante[71] et généreuse héritière des liqueurs Noilly Prat,
préfigurant le festival d'Aix
qu'elle fondera après guerre, concentre toute la créativité du moment et ne
cesse de créer de petits évènements théâtraux ou musicaux, quasiment quotidiens,
en particulier un récital de Pablo Casals le 16 mai 1942 et quelques mois plus tard un
festival Mozart en écho à celui de Salzbourg déserté.
Spectacle digne d'une grande scène inspiré des Ballets russes[71], le 27 août 1942, pour célébrer l'entrée
en guerre des états-Unis au côté des anglais, on joue, sur la musique
originale de Jacques Ibert dirigée par Manuel Rosenthal, dans des
costumes que Christian Bérard a taillé et fait coudre dans les tentures de
la villa, Le Songe d'une
nuit d'été mis en scène par Jean Wall et Boris Kochno[71].
Ce séjour surréaliste sur lequel la beauté[71] presque
cinquantenaire de Youra Guller répand un charme sans rival, est l'occasion pour
celle ci de retrouver des amis d'autrefois, d'en découvrir de nouveaux, venus en
visite ou pour se produire, Lanza del Vasto[67] et Luc Dietrich, Georges Auric,
Rudolf
Kundera, qui fait son portrait au pastel[72], Christian Bérard, André
Breton, Max
Ernst, Wifredo
Lam, Claude Lévi-Strauss, Rudolf Breitscheid, Rudolf
Hilferding, Louis Jouvet[66], Madeleine
Ozeray[66], Marguerite
Long, Roland
Petit, Svetlana Pitoëff, édith Piaf[73]... Les
circonstances sacralisent les liens.
La fin de la guerre approchant, la fête
est suspendue et c'est avec des soldats allemands qu'il faut cohabiter.
Après guerre, elle prend un appartement à Genève[10].
Affaiblie par la maladie, elle renonce à se produire jusqu'à ce que la mort de
son ex mari en 1950 la laisse dans le besoin et l'oblige à reprendre les
répétitions. La Piano Forte Society lui rouvre les portes de Wigmore Hall le
2 juin 1954. En 1956, son concert publique crée une heureuse surprise[74].
à la rentrée 1957, ce sont des retrouvailles avec la ville de Chaux-de-Fonds[75] pour deux concerts[76], qui
célèbrent le soixantième anniversaire de sa Salle de musique[77]. Accueillie comme la Madame
de Rénal locale que dépeint Jean-Claude Zimmermann dans son roman[39] publié
en 1937[77], elle
en revoit à cette occasion le héros, Charles Humbert, veuf perdu en rêves dans sa passion pour
elle[78]. Le 15 janvier 1958, elle retrouve le
temps d'une Grande
sonate la direction d'Ernest Ansermet et l'orchestre de la Suisse
romande à Genève[79]. Deux mois et demi plus tard, Charles Humbert meurt, à l'âge de soixante cinq ans.
L'année suivante, sa prestation à Wigmore Hall est laborieuse[80]. La
vedette, c'est désormais son amie Clara Haskil, parvenue tardivement
grâce au public suisse[81] et hollandais, par un chiasme
des carrières, à la place qu'elle tenait dans les années
vingt à Paris[82]. Ce
même public suisse lui
reste cependant fidèle et continue de l'écouter jusque sur les ondes de Radio suisse romande[83], parfois même une après-midi durant[84].
Durant
cette fin des années cinquante, elle se
lie aux jeunes pianistes Nelson Freire et Martha Argerich[10], élève du prince Nikita
Magaloff. Neveu du mécène de Prokofiev[10] et beau fils de Joseph Szigeti, celui ci est avec
Vladimir Horowitz[10] un de
ses fervents admirateurs[10]. En Californie, elle
retrouve Arnold Schönberg, qui lui apprend le Ping-pong[19]. De temps à autres, à l'occasion d'une
échappée, pour quelques heures trop brèves à son goût, elle retrouve édith Piaf, à
laquelle elle voue une reconnaissance inusable et une tendresse enflammée[66].
En décembre 1965, elle est à Londres pour une représentation qu'elle donne le 12 à l'école pour
Filles de Camden. Son ancien élève Robert Majek, qui donne également un récital, la présente au professeur de musique munichois Pierre Feuchtwangerù (équivalent de l'article " Pierre Feuchtwangerù " dans une autre langue">(de)[80]. Celui
ci l'entend en privé. Il est bouleversé par le lyrisme de cette artiste inconnue
et la puissance invocatrice de son jeu[80]. Avec
l'aide d'un mécène, Charles Napper, et d'une amie critique, Joan Chissell, le
retour de la virtuose est organisé[80]. Après
de nouveaux passages, le 27 février 1966 et le 6 février 1967, à Wigmore Hall, à
la Royal Festival Hall sous la direction de Harry Blech le 19 april 1967, elle triomphe[85] enfin[86] à Carnegie
Hall[65] en 1971, à soixante seize ans. Deux ans
plus tard, elle abandonne son style " romantique " hérité de Liszt pour livrer,
grâce à l'insistance obstinée de Martha Argerich[8], un enregistrement " moderne " des sonates pour piano-forte 31 et 32 de
Beethoven[1].
Par le conservatoire de
Genève, elle reste en lien avec professeurs (Madeleine Lipatti, Louis Hiltbrand...) et élèves, dont Alberto
Ginastera, qui prend des leçons auprès d'elle. à la fin de sa vie, elle vit
d'une pension que lui versent les plus attachés d'entre les musiciens, tels que
Yehudi
Menuhin, Radu
Lupu, Martha Argerich, et conserve quelques amitiés anciennes[87], tel le
président de l'Académie Charles-Cros Marc
Pincherle[88], sans jamais renoncer de continuer à
tomber amoureuse[4].
Les enregistrements discographiques de Youra Guller sont très rares et ne rendent pas nécessairement justice à ce que fut son jeu entre-deux-guerres[8].
Il n'existe pas encore d'ouvrage consacré à Youra Guller hormis un bref article: