Michel Enrici : La comtesse
Pastré est un personnage dont l'image est
brouillée. à son propos, on sait tout et
l'on ne sait rien. Particulièrement, nous
n'avons plus la mémoire de ce
qu'était le mode de vie d'une famille
fortunée à cette époque et nous avons
bien du mal à imaginer quelle jeune fille elle a
été et quelle femme elle fut après son
mariage. Déjà passionnée,
déjà amie des artistes,
déjà mécène ?
Edmonde Charles-Roux : Déjà passionnée oui. Pour le reste, il faudra attendre.
Son enfance et son adolescence sont typiquement marseillaises et typiques de notre pays.
Donc, elle est la fille cadette d'une famille de haute
bourgeoisie, dont les larges revenus sont assurés par la
fabrication du vermouth Noilly-Prat. Cette famille, comme
l'ensemble de ces familles commerçantes et
industrieuses à Marseille, possède un large
patrimoine foncier, enrichi lors d'alliances parfois
prestigieuses, toujours avisées.
Mais cette famille n'apparaît pas, ne fait
pas parler d'elle. On ne les voit ni dans Vogue, ni dans Le
Journal des dames. Ils sont à part. Non par superbe mais
parce que je les crois discrets.
En tout cas, capables de cette discrétion qui allait avec
une réserve naturelle, une intelligence des affaires et la
logique d'une époque.Cette époque vit
naître et prospérer un patronat paternaliste,
parfois généreux.
La famille de Marie-Louise Double de Saint-Lambert (Lily) va
vivre un drame : la perte d'un fils
aîné, Maurice, tué en 1916 lors de la
bataille de la Somme. Il a vingt-six ans et il est une partie de la vie
de Lily. Le drame familial est un drame intime pour Lily qui,
jusqu'à ce jour, a vécu à la
fois dans un cadre moral et tenu mais aussi avec une nouvelle
liberté dans un grand domaine où la nature est
somptueuse.
Elle aborde une vie de loisirs actifs, où le sport
commence à être partagé entre
frère et sœur, entre amis. Mais son
frère et d'autres jeunes gens proches de cette
société manqueront à l'appel
de l'armistice. Les familles de la bourgeoisie marseillaise conserveront longtemps
l'image de ces deuils. Mausolées, oratoires,
chambres de souvenirs. Lily fit de même à
Montredon. Le souvenir de son frère a toujours
été là.
Auparavant, son enfance fut celle de sa condition :
l'on est catholique, souvent pratiquant, parfois
dévot comme put l'être sa
grand-mère Anne-Rosine Noilly-Prat, figure morale et
génie des affaires.
Bienfaitrice aussi et accordant aux paroisses et aux missions la
libéralité du vin de messe !
Née Double de Saint-Lambert, Lily est la fille de
Véra, elle-même fille d'un Magnan,
général d'Empire, et d'une
demoiselle russe.
Cette famille a vécu dans un paradis terrestre
comme on voit vivre sur les planches les héros de Tchekhov :
cet immense domaine sur tant d'hectares, entre la
Pointe-Rouge et le col de Sormiou, dominé par les
crêtes de Marseilleveyre, ne pouvait pas durer toujours.
Trois châteaux, des vallons, une immense pinède,
un grand morceau de paysage… Une « Cerisaie
» dont les volets devaient se clore un jour…
Mais au milieu de tout cela, Lily est une grande fille
sportive qui pratique la natation, joue au tennis. C'est une
fille élancée plus grande que les filles de son
âge. C'est une liane dans sa jeunesse
qu'elle traverse avec élégance.
Quelques photos d'elle, jeune, montrent cette insolite
élégance en dehors de la mode, comme si elle
était en costume de scène. Lily hérite
de la morale mais aussi de la fantaisie de sa famille.
Elle y ajoutera sa propre fantaisie qui m'amuse
encore aujourd'hui. Les Charles-Roux sont inscrits
dans ces cercles de famille avec un ton particulier. On est diplomate.
Le mode de vie est celui de la bourgeoisie de
l'époque, mais bourgeoisie sans capital pour ce
qui nous concerne ! Et revenant à Marseille entre des
postes, des ambassades, ma famille me donne l'occasion de
fréquenter le monde de Lily, les journées
à Montredon, la compagnie de ses enfants, et les
étés sans fin dans ce paradis.
La musique, la musique toujours présente dont nous
avons les échos. Les enfants dans ces familles vivent une
vie parallèle. Nous avions le même professeur de
piano qui venait dans nos maisons des journées
entières. Tout cela était un mode de vie
gracieux, aimable.
Pour Lily, la mort de Maurice en 1916 est suivie
d'un mariage peut-être
précipité en 1918, avec Jean Pastré.
Mariage conforme, un titre de comtesse – noblesse vaticane
d'une famille qui est proche de l'église
–, des propriétés voisines. Des grands
sentiments aussi. La guerre n'est pas finie, le destin se
précipite. Ce mariage deviendra lui aussi un deuil, le deuil
des sentiments !
à la fin des années 1920, elle a trois
enfants. On vit à Paris. Et là, tandis que son
mariage est un naufrage, elle vit cette vie de salons artistiques que
l'on a aujourd'hui quelque mal à
imaginer.
Prenons le plus fameux, celui de Marie-Blanche de Polignac, salon
spécifiquement musical et poétique, où
Lily rencontre tout ce qui se fait de mieux à cette
époque et qu'elle entraînera parfois
dans ses étés marseillais. Des maisons comme
celle des Polignac réunissent un monde chic et upper class,
jamais de demi-monde. Les créateurs sont des
génies et les auditeurs sont des connaisseurs du meilleur
monde. Le salon parisien ferme deux mois par an quand s'ouvre
pour la saison d'été la maison en
Bretagne. C'est dans ce salon que Lily a rencontré
cette forme de mécénat d'entraide dont
les artistes avaient grand besoin et c'est là
qu'elle a pris le pli de sa
générosité qui deviendra
peut-être excessive ?
Ce sera son choix, le choix de la dernière partie de sa vie.
Elle connaît maintenant le Tout-Paris musical,
l'avant-garde, les créateurs comme le «
groupe des Six ». Elle protégera aussi avec
fidélité Henri Sauguet.
Michel Enrici :
Est-ce la guerre de 39-40 qui mettra fin à la
première vie de Lily Pastré ?
Edmonde Charles Roux
: La guerre et son divorce ! Deux catastrophes ! Lily avait
été profondément amoureuse de son
mari. Un Willy, un séducteur qui faisait d'elle
une Colette. Trois enfants étaient nés dont
l'aînée, Nadia, ma meilleure amie. Un
prénom russe encore… Nicole, dite Dolly, la
future princesse Murat, et Pierre, le plus idéaliste, le
plus tendre comme le comte Pierre, ce personnage si attachant de Guerre
et Paix, mais aussi proche de l'innocence de
L'Idiot de Dostoïevski… Un copain, nous
avions le même âge.
Mais la séparation d'un couple
était, à cette époque et dans ce
milieu, un drame épouvantable.
Un couple ne pouvait pas se briser. On vivait cela comme un
déshonneur, une tare. C'était cruel et
honteux. Lily vit cela douloureusement, elle se replie sur
elle-même et se métamorphose physiquement. Elle
s'abandonne. La jeune femme élégante
disparaît. Mais reste et s'accentue un
tempérament.
Et quel tempérament !
Le retour à Marseille en 1940 avec ses enfants,
dans ses terres, ouvre définitivement la « Villa
provençale », longue bâtisse aux
nombreuses chambres, à qui veut la suivre, à qui
veut l'approcher. Accueillir les artistes, et principalement
les musiciens, devient un mode de vie. Le destin de Lily
Pastré frise à ce moment-là
l'inconscience et parfois
l'héroïsme des somnambules.
On ne saura jamais si son courage a été
de l'inconscience et si son silence parfois et sa prudence
ont été des tactiques ou de la
pusillanimité ! Lily Pastré vit son histoire
à sa manière et la grande histoire la croise.
Dans le sillage de la comtesse, tout devenait insolite et burlesque.
Même en zone libre, et tandis que Varian Fry agit pour faire
évacuer une intelligentsia en transit à
Marseille, il n'était pas indifférent
aux yeux des autorités de voir une grande dame recueillir,
loger autant de ressortissants juifs, fussent-ils musiciens ! Et cela
s'est produit !
Une sorte de Villa Médicis bondée
s'ouvre à Montredon, table ouverte, chambres
ouvertes. Le concert de fin de journée est un rituel. Nous,
les plus jeunes, y serons admis progressivement. Mais, enfants, nous
refuserons de dormir jusqu'à la
dernière note.
Dans la journée, Lily s'obstine
à pénétrer les secrets de la scie
musicale. Lily joue de la scie ! Et l'on nous demande de
faire silence tandis que miaule l'instrument. Fous rires qui
me font rire encore aujourd'hui ! Cela va avec ses
automobiles, sa conduite improbable, une sorte d'allant
naturel dans le comportement. Elle a été
moquée tout autant qu'elle a surpris.
Elle a accueilli et protégé tant de
monde qu'elle n'est pas comptable des tracas de
l'histoire.
Qu'elle ait été
dénoncée par son boucher après la
Libération ne signifie rien d'autre que la
médiocrité du délateur, et
qu'elle ait accueilli autant de personnalités
d'origine juive ne l'a pas mise non plus du
côté des justes. Pour résumer son
action, il suffit d'évoquer le rôle
qu'elle a joué pour accompagner Clara Haskil,
merveilleuse et exceptionnelle pianiste. Elles se connaissent, et Clara
Haskil malade, diminuée, rejoint Montredon. Lily la sauvera.
Elle réunit les moyens d'une opération
délicate, convoque un prestigieux chirurgien, se fait ouvrir
un bloc opératoire à
l'Hôtel-Dieu et veille enfin sur la convalescence.
Comment ? On ne sait pas ! C'est Lily !
Plus tard, elle organisera son évacuation en Suisse
dans sa propre automobile dont le chauffeur n'avait pas de
permis. Là nous sommes vraiment dans l'action et
devant de vrais risques. Pierre et moi avons dû intimider un
journaliste qui s'apprêtait à commettre
des indiscrétions qui auraient pu être fatales.
Les trois gifles, nous étions trois avec le chauffeur,
qu'il reçut de notre part nous étaient
entièrement inspirées par
l'époque, les enjeux et sans doute par le
comportement hardi de la comtesse ! Mais nous avons pour cela
été fortement réprimandés.
Nous aurions mis en danger à notre insu tout un cercle !
à ses yeux, nous étions sortis de notre
rôle ! Mais à notre satisfaction, ce journaliste
n'a pas demandé son reste et a disparu
Michel Enrici :
Sans doute est-ce devant l'énigme que continue
à être la comtesse qu'il faut
considérer la nuit du 27 juillet 1942 comme la nuit de son
plus haut fait d'armes, un événement
absolument insolite et singulier : un fait d'armes artistique
?
Edmonde Charles-Roux
:
Vous voulez parler de la représentation du Songe
d'une nuit d'été de
Shakespeare devant le château Pastré avec la
pinède pour décor et le concours des plus grands
talents de l'époque ?
Une folie, un songe. Nous sommes en 1942, année
funeste. Tout est sombre, et la société
réunie à Montredon ne vit que de sa propre
conversation et doit inventer ses propres espoirs. Est née
l'association « Pour que l'esprit vive
» par la volonté de Lily et de ses amis. Ce nom
dit tout de la volonté qui les anime. Il faut faire quelque
chose pour lutter contre les nouvelles constantes des deuils, des
échecs, et contre la morbidité de
l'époque. Il faut répondre par
l'esprit. On réfléchit, on fait des
hypothèses, c'est un concours
d'idées d'espoir et de
découragements. Il faut trouver l'idée
qui soit au niveau de cette intention. Pourquoi ne pas dire que dans
cette conversation, c'est la lune qui l'a
emporté. Elle doit se lever sur Montredon dans la nuit du 27
juillet.
On fait l'hypothèse d'une nuit
d'été sublime, intemporelle, puis vient
le titre qui rejoint la rêverie de tous : « Le
songe d'une nuit d'été
» ! Shakespeare, cet auteur opportunément anglais
! Cette féerie en forme d'espoir et de
renaissance. Tout Montredon s'enflamme : Jacques Ibert
composera les musiques de scène, Manuel Rosenthal dirigera
l'orchestre qui sera ce qu'il sera, incomplet mais
truffé de talents. Youra Guller, belle femme autant
qu'admirable pianiste, aura un rôle ; je serai
modestement de la partie avec les plus jeunes, l'une des
fées !
Mais dans la mémoire reste la mise en
scène de Jean Wall et les rôles
irremplaçables de Boris Kochno et de Christian
Bérard, tous deux dans le giron des Ballets russes, qui
apporteront les touches de lumière, des
éléments de scénographie et
l'extraordinaire aventure des costumes.
Comment faire une extraordinaire soirée en
période de guerre ? Chacun y va de son invention
avec la ferme intention de donner à cet
événement un véritable
éclat. Il s'agit de frapper un grand coup.
Ce sera une représentation publique et les journalistes
seront convoqués. Miracle de Lily, la presse nationale, Le
Figaro seront là !
Faire des costumes ? Les tentures du château y
passeront, et Lily les sacrifie avec ardeur. On brûle les
vaisseaux. Bérard dessine et les petites mains
découpent et cousent. Je suis sûre que les
premiers accords qui ont retenti dans ce vallon, dans
l'émotion que vous pouvez imaginer, ont
été l'annonce de ce qu'il
était impossible de prévoir alors, la
création quelques années plus tard,
d'un festival lyrique en plein air, le Festival
d'Aix-en-Provence.
Sans le Songe en 1942, il n'y aurait pas eu de
festival. C'est cette réussite et cette
émotion accumulées qui ont eu un écho
en 1948 dans la cour de l'archevêché !
D'autant plus que, tandis que la poésie de
Shakespeare se fait entendre le soir venu, l'histoire et la
guerre ne nous oublient pas : les premiers accords, la nuit du
théâtre et au premier rang un siège
vide. Personne ne s'était soucié de
savoir qui devait l'occuper.
Entre, à la stupéfaction
générale, le comte de Thun, consul
d'Allemagne – nous sommes encore en zone libre pour
quelques mois –, qui prend place. Personnage
redouté, nazi parmi les nazis. N'oublions pas que
l'orchestre était à 90 % juif !
N'oublions pas que toute une diaspora d'Europe de
l'Est, avec ou sans papiers, était là,
des résistants aussi sans doute. La beauté du
moment était telle que notre crainte et notre terreur sont
passées au second plan. Mais quelle affaire !
à la fin de la représentation, le comte
de Thun s'est levé, s'est
retiré, ne saluant personne. Il a
écouté jusqu'à la fin et il
est parti. Nous étions soulagés, le
succès a été absolu, et cela
s'est conclu, tout le monde le sait, par un feu de joie
où décors et costumes y sont tous
passés. à la russe !
Pour le geste : dans L'Idiot de
Dostoïevski, Nastassia Philippovna ne jette-t-elle pas au feu
les liasses de billets qui lui rappellent le bas monde ! Nous nous
rendons compte aujourd'hui que Lily savait faire tout cela.
Sa générosité venait de ce
qu'elle ne se penchait jamais sur elle-même. Elle
vivait dans la compassion et sans doute dans cette soirée,
elle a pris sur elle de provoquer un succès mondain
à la barbe de l'époque. Le comte de
Thun avait sa chaise mais il devait avoir compris, face à
cette femme, qu'il ne s'agissait pas de dire un mot
ou de serrer une main !
Michel Enrici :
Vous reliez la création du Festival d'Aix
à cette soirée ? C'est une
véritable révélation. Pouvez-vous
préciser cette idée ?
Edmonde Charles-Roux
:
C'est évident mais sans doute faut-il
l'avoir vécu. L'immédiat
après-guerre redistribue les cartes et les comportements. La
Provence appartient à tous, c'est le
Midi.
La Nationale 7 fait rêver. Jusque-là les
mélomanes avertis ont toujours
fréquenté Bayreuth et Salzbourg.
Mon père par exemple faisait une étape
à Salzbourg en revenant de Prague et tour à tour
il invitait un de ses enfants. Les places étaient
déjà hors de prix. Lily était depuis
des années, depuis des décennies, sur la route
des grands festivals. Souvent, entre les deux guerres, elle ne
rejoignait Montredon que pour se reposer de Bayreuth et de Salzbourg.
Le rêve de festival vient de là. Et le
Songe lui a montré qu'un festival de plein air,
dans le Midi, est possible. Donc pourquoi pas à sa porte ?
Gabriel Dussurget s'échauffe avec elle sur ce
sujet.
Pourquoi pas Marseille ? On se met au défi de
trouver le lieu. Mais tout ici est trop bruyant, cocasse.
La ville et ses habitants ne sauraient jamais vraiment se taire pour
écouter Mozart. C'est comme ça.
Vilar qui avant Avignon a testé Marseille en a fait
les frais aussi ! Aix devient l'objectif. à cette
époque, c'est une belle endormie. Lily et
Dussurget arpentent la ville qui, on le sait, propose des placettes
intimes, ses fontaines et l'ombre de ses rues. La cour de
l'archevêché enfin, et Lily
décrète : c'est ici.
Et ce sera là !
Wakhévitch est sollicité pour les
décors. Il connaît la comtesse, il
connaît Montredon. Ils circulent ensemble, je conduirai
parfois, dans l'extraordinaire Georgira rouge. On parle
festival et on va se baigner.
Le miracle de 1948 est de réussir en faisant tout
de bric et de broc, comme aimait faire la comtesse à qui
rien ne résistait. Aix n'a pas assez su ou cru que
le premier festival, celui de 1948, a été
entièrement financé par Lily Pastré.
C'est une grande injustice. Sans elle, cela aurait
été une autre histoire.
Tout ce que tout le monde lui devait depuis les
années de guerre est revenu vers cette première
mouture du festival, celui des bonnes volontés, de tous ceux
qui croyaient aux miracles de Lily. Le coup de génie fut
sans doute de faire venir Hans Rosbaud et un orchestre allemand,
spécialistes de Mozart. Trois ans après
la fin de la guerre ! Les dents ont grincé.
Dès 1949 et dans les années qui suivent,
le nom de Lily Pastré disparaît du
comité de parrainage, Dussurget devient le brillant
directeur de cette affaire qui prend une allure qui ne convient pas
à la comtesse. Il s'agit de devenir professionnel
et de sortir de cette atmosphère de partie de campagne.
Pour les plus ingrats, Montredon perd dans cet
après-guerre une partie de son charme dont personne ne
doutait quand ce havre était nécessaire. Il faut
alors penser à La Règle du jeu de Renoir ;
après la partie de campagne, après la
fête, les tracas, et alors les limousines
s'éloignent.
L'esprit du projet lui échappe et sans
doute les nouvelles notabilités et les nouvelles obligations
ne lui conviennent pas. Quelques lignes des Mémoires de
Dussurget sont inutilement ironiques à
l'égard de la comtesse, inutilement blessantes. Il
a eu pourtant le bon goût de ne pas les publier de son
vivant.
La comtesse fréquentera toujours Aix et son festival, elle y
apparaît dans sa singularité, dans ses tenues
improbables qui ne suscitent que de la tendresse pour ceux qui
l'ont vraiment connue.
Edmonde Charles-Roux
: Heureuse, je ne sais. On attendrait plus de reconnaissance, de
conscience pour ce morceau d'histoire. La Villa
provençale pourrait être un peu moins
secrète et privative !
Lily Pastré nous quitte en 1974. Elle entretient
jusqu'au bout sa toujours généreuse
correspondance avec ses amis. « Venez donc vous reposer
à Montredon », offre-t-elle
toujours. Mais les temps ont changé. Qui souhaite
se reposer dans ces années-là ? Des concerts sont
donnés à la Villa mais le lien entre une
époque, un esprit et l'initiative d'un
personnage comme Lily, n'a plus le même sens.
La comtesse pourtant en étonnera plus
d'un et jusqu'au bout en donnant par exemple aux
compagnons d'Emmaüs un terrain qui jouxte sa
propriété, nécessaire à
leurs activités. Encore une fois, peu de paroles mais des
actes.
Lors de ses funérailles, le plus beau bouquet a
été celui de l'abbé et des
Compagnons !
Pierre Pastré, qui a hérité de la
générosité de sa mère,
peut-être celui de ses enfants qui lui ressemble le plus, vit
dans ce domaine qui est soumis à une pression
immobilière particulièrement
déplaisante. Il ne tient plus. Il conviendra avec Gaston
Defferre de laisser ses propriétés à
la ville, au prix des domaines. C'était courageux.
Ainsi, le classement eut lieu et l'affectation
publique a fait cesser toute spéculation
immobilière et sa cohorte de pratiques douteuses et
d'intimidations. En tout cas, je ne doute pas que la
présence des promeneurs et des enfants ne semble
préférable à la comtesse à
n'importe quelle autre solution.
Sans qu'ils aient de véritable
mémoire, leur présence défend sa
mémoire : n'a-t-elle pas été
l'incarnation de l'hospitalité ? Mais on
ne peut pas dire que l'on entretienne
véritablement cette mémoire. Sans doute un brin d'intelligence, d'audace et
d'impertinence, ne ferait pas de mal à ce lieu car
rien n'est plus cruel que l'indifférence
des foules quand elles sont privées de souvenirs et de
culture.
« Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture » l'occasion de revenir sur les personnalités qui ont marqué de ce territoire. Parmi les grandes figures qui ont donné une dimension culturelle internationale à leurs actions, la comtesse Pastré occupe une place particulière.
Une esthète d'esprit et de coeur
La
Comtesse Pastré, par son rôle central dans la
création du Festival d'Aix-en-Provence en 1948, a
marqué durablement le rayonnement culturel de la
région. Au-delà de ce
mécénat décisif maintenant bien connu,
la comtesse Pastré a œuvré de 1940
jusqu'à la fin de sa vie en 1974 en
mécène inspiré et
décidé. Toutes les actions menées par
Lily Pastré ont été
marquées par la générosité,
le don et la pratique de l'hospitalité, le
goût de la fréquentation des artistes et le
privilège donné à la musique et au
théâtre. «Pour que
l'esprit vive», association
créée par la comtesse Pastré pendant
l'occupation, est le manifeste de son action humaniste. La
Villa Provençale est une enclave paradisiaque pour la
création.
Le parcours de vie exceptionnel de Lily Pastré est
évoqué au fil de l'exposition
à travers les rapports qu'elle entretient avec les
artistes, musiciens, écrivains, plasticiens, gens de
théâtre, décorateurs ou encore
scénographes qui gravitent autour d'elle.
L'évocation du Salon de Lily convoque les oeuvres
d'André Masson, Rudolf Kundera, Christian
Bérard (dessins et costumes), des documents
d'archives, des témoignages photographiques. La
musique comme le théâtre sont au premier rang
d'un dispositif scénographique vivant qui fait
renaître le fourmillement culturel du salon de la comtesse.
Dans la préface de la publication consacrée
à l'anniversaire du festival (60 ans, Actes Sud
2008), Edmonde Charles-Roux souligne avec force l'importance
du rôle de la Comtesse Pastré à
l'origine de cette initiative.
Mais au-delà de ce mécénat
décisif maintenant bien connu, la Comtesse Pastré
a œuvré de 1940 jusqu'à la
fin de sa vie en 1974 comme mécène
inspiré et décidé. Toutes les actions
de Lily Pastré ont été
marquées par la générosité,
le don et la pratique de l'hospitalité, le
goût de la fréquentation des artistes et le
privilège donné à la musique et au
théâtre. Ce parcours est
évoqué dans la présente exposition en
privilégiant le rapport aux artistes, aux musiciens
d'abord, aux écrivains, aux plasticiens aussi
comme aux gens de théâtre, auteurs,
décorateurs, scénographes.
Ainsi Clara Haskil, Youra Guller, Lily Laskine, Samson
François, Pablo Casals, Darius Milhaud, Georges Auric
fréquenteront la «Villa
Provençale» où vivent la Comtesse et
ses enfants, comme le firent les peintres André Masson et
Rudolf Kundera ainsi que les écrivains et intellectuels,
Paul Valery, Lanza del Vasto et plus tard André Roussin.
Le 27 juillet 1942, «Le songe d'une nuit
d'été» de
Shakespeare est donné en plein air dans une mise en
scène de Jean Walls et Boris Kochno. Les costumes de
Christian Bérard - créés de toutes
pièces avec les tentures de la villa -, la direction
d'orchestre de Manuel Rosenthal s'inscrivent dans
les mémoires. Au matin, décors et costumes sont
brûlés pour rejoindre la mémoire et le
songe…
«Pour que l'esprit vive» fut
l'association que créa la Comtesse
Pastré pendant l'occupation. Cet
intitulé est le manifeste de son action humaniste,
culturelle et pleinement caritative.
Faire
revivre le Salon de Lily
Le parcours de vie exceptionnel de Lily Pastré est évoqué au fil de l'exposition à travers les rapports qu'elle entretient avec les artistes, musiciens, écrivains, plasticiens, gens de théâtre, décorateurs ou encore scénographes qui gravitent autour d'elle. La musique comme le théâtre sont au premier rang d'un dispositif scénographique vivant qui fait renaître le fourmillement culturel du salon de la Comtesse. L'évocation du Salon de Lily convoque les œuvres d'André Masson, Rudolf Kundera, Christian Bérard (dessins et costumes), des documents d'archives, des témoignages photographiques. Les dessins de Rudolf Kundera sont une véritable chronique de la présence des visiteurs, célèbres ou anonymes qui ont fréquenté "la Villa Provençale". Ceux de Masson acérés comme des gravures nous donnent la dimension du partage entre la beauté et l'angoisse de la beauté que vivent les esprits de l'époque. Bérard dessine avec le désir d'enchanter le monde, ses amis, et celui surtout d'éblouir Boris Kochno.
Les documents et œuvres directement liés à l'action et à la personnalité de Lily Pastré sont toujours en deçà de la réalité de son action. Son action a donc été évoquée en rapprochant ses souvenirs et les œuvres de ses amis. Evocation qui n'est donc pas construite sur des œuvres thésaurisées par on ne sait quel miracle, par on ne sait quelle collection, mais élaborée à travers des proximités, des frôlements et des rencontres.
A cette fin, l'exposition bénéficie des prêts exceptionnels du Centre Pompidou (André Masson), du Centre National de Conservation des Costumes de Scène (Bérard), du nouveau Musée National de Monaco (Bérard, Kochno, Man Ray, Balthus, Brassaï...), du Musée Cantini, des Archives Municipales à Marseille (Bérard, Kundera), des collections documentaires de la Bibliothèque Nationale de France et celle de l'Opéra de Paris ainsi que de nombreux prêts privés dont ceux essentiels de la Famille Pastré et de l'Atelier Kundera.
Rudolf Kundera, Clara Haskil,
1948
Encre de Chine et gouache sur papier, 30,6x 26
cm.
Musée Cantini,
Marseille
(photo Claude Almodovar – Michel
Vialle)
Née Double de Saint-Lambert en 1891, Lily est la petite-fille d'un général d'Empire et d'une demoiselle russe. Son enfance et son adolescence sont typiquement marseillaises. Fille cadette d'une famille de haute bourgeoisie dont les larges revenus sont assurés par la fabrication du Vermouth Noilly-Prat, Lily hérite de la morale mais aussi de la fantaisie de sa famille. Lily est une grande fille sportive, c'est une liane dans sa jeunesse qu'elle traverse avec élégance.
Elle se marie en 1918, avec Jean Pastré, prenant alors le titre de comtesse. à la fin des années 1920, ils ont trois enfants et vivent à Paris. Et là, tandis que son mariage est un naufrage, Lily vit une vie de salons artistiques où elle rencontre les meilleurs créateurs de cette époque qu'elle entraînera parfois dans ses étés marseillais. Elle appartient alors à ce monde qui est directement au balcon de l'avant-garde. Le film de Man Ray, réalisé à la Villa Noailles en 1929 et dans lequel elle apparaît en naïade, résume la proximité dans laquelle elle était avec une élite parisienne, artiste, hygiéniste et sportive tentée par l'invention d'un nouveau mode de vie moderne et entrainant.
Son divorce en 1940 est un échec et la place sous les regards réprobateurs de son milieu. Il institue pourtant dans ces circonstances la contrainte qu'elle se donne d'être définitivement différente de son époque, de son milieu. Elle retourne alors à Marseille avec ses enfants, dans ses terres, et ouvre définitivement la « Villa Provençale », sorte de Villa Médicis bondée à qui veut la suivre, à qui veut l'approcher. Accueillir les artistes, et principalement les musiciens, devient un mode de vie. C'est à ce moment qu'elle crée son association « Pour que l'esprit vive ». Dès lors, elle ne cessera d'accueillir des artistes à la Villa, musiciens en attente d'un visa et des écrivains démunis.
Lily Pastré décède en 1974. Elle entretient jusqu'au bout sa toujours généreuse correspondance avec ses amis. Des concerts sont donnés à la Villa mais le lien entre une époque, un esprit et l'initiative d'un personnage comme Lily, n'a plus le même sens. La comtesse pourtant en étonnera plus d'un et jusqu'au bout en léguant par exemple aux compagnons d'Emmaüs un terrain qui jouxte sa propriété.
Les artistes exposés :
Balthus, peintre (1908-2001)
Cecil Beaton, photographe (1094 - 1980)
Brassaï, photographe (1899 - 1984)
Christian Bérard, scénographe,
décorateur et créateur de costumes (1902 - 1949)
Rudolf Kundera, peintre (1911-2005)
Man Ray, photographe (1890-1976)
André Masson, peintre (1896 - 1987)
Alexander Serebriackov (1907-1994)
Le
Salon de Lily Hommage à la Comtesse Pastré, mécène Snoeck Gent Editions (Belgique) - Histoire et Patrimoine ISBN : 978-9-46161-115-4 Juin 2013 |
Lily
Pastre La Bonne-Mère des Artistes Laure Kressmann (Auteur) Bernard Foccroulle (Préface) Gaussen ISBN : 978-2-35698-067-0 21 février 2014 |