L'écrivain
et critique juif Siegfried Kracauer écrit à Daniel Halévy, qui use de son
entregent pour tirer ses amis juifs allemands des affres de l'internement et de
la fuite en avant. Quelques mois auparavant il avait perdu son vieil ami, le
grand romancier autrichien Joseph Roth, son collègue de la Frankfurter
Zeitung. Naufrage politico-éthilique, Joseph Roth mourut à Paris en mai
1939. En septembre 1940 Siegfried Kracauer avait aussi compté parmi les témoins,
à Marseille, des derniers jours de Walter Benjamin qui se suicidera à Port-Bou
dans sa tentative ultime de franchir clandestinement la frontière espagnole, par
delà le désespoir. "Permettez-moi, écrit Kracauer à Halévy, de vous exposer
aujourd'hui ma situation individuelle. Elle est désespérée. Bien que nous
sommes, ma femme et moi, détenteurs d'un visa d'immigration pour les états Unis
et de titres de voyages américains, nous n'avons pas pu sortir jusqu'à présent.
(...) Nous sommes donc retenus contre notre gré à Marseille. Or, j'ai le double
malheur d'être ressortissant allemand et israélite. Pour cette raison, je suis
menacé, étant âgé de 51 ans, de service du travail et de l'internement dans les
camps spéciaux pour les israélites -- selon les termes de la loi sur les
étrangers et du statut des israélites. Ce serait la fin de ma vie". Plus loin il
ajoute: "Je vous écris tout ça dans un vrai désespoir". Dans Die Welt von
Gestern, Stephan Zweig écrit: "Bien que j'eusse conscience de ma sottise de
ne pouvoir dompter une gêne aussi superflue, je vécus, durant toutes ces années
de demi-exil et d'exil véritable, privé de toute franche sociabilité". Il se
remémore cette phrase qu'un exilé Russe avait soupirée des années plus tôt:
"Autrefois, l'homme n'avait qu'un corps et une âme. Aujourd'hui, il lui faut en
plus un passeport, sinon il n'est pas traité comme un homme".
De Lion Feuchtwanger à Walter Benjamin, la liste est longue, interminable,
effrayante, de ces exilés qui ont eu à fuir l'Allemagne nazie, dans une
précipitation croissante, aussi improbable qu'impérieuse. Fuyant une nation ils
étaient aussi en fuite avec eux-mêmes, et c'est là que se noue la tragédie la
plus sombre: il fallait fuir tout à la fois le plus intime des attachements et
un devenir-étranger qui de ce fait était insupportable. Plus que jamais cette
conjonction de coordination "allemand et juif" se muait en disjonction et
discorde: le plus familier devenait alors le plus étrange. L'unheimlichkeit,
l'inquiétante étrangeté, s'abîme ici, faisant corps avec son introuvable
voisine, la heimlichkeit qui signifie autant le "secret" que la
"clandestinité". L'intime et l'hétérogène forment un pli intenable: la
heimatlosigkeit, "l'apatridie", constitue le troisième angle dans lequel
s'organisent les topiques de l'exil.
Apatrides, c'est le titre d'un dessin que Max Ernst réalisa durant son
internement au camp des Milles en 1939. La surenchère du droit positif abstrait
-- qui est sensé régir la vie des exilés -- se métamorphose en une véritable
fiction juridique, qui s'incarne dans la violence. Dans ces trois notions
hétérogènes d'heimlichkeit, d'unheimlichkeit et d'heimatlosigkeit
interagit en fait une même racine du "Heim", du "Home", d'un "chez soi" en quête
interminable, en rupture permanente avec ce qu'il implique. Unheimlichkeit
faite corps, les "papiers" constituent pour ces exilés une véritable morale
d'état civil -- plutôt une amorale de l'état d'urgence perpétuel -- et un péril
réel. Ce "bout de papier ridicule ou ce tampon sans importance qu'un
scribouillard quelconque a apposé sur un document sans même y penser", écrit
Lion Feuchtwanger, est consacré à un accomplissement existentiel: le caractère
vital de la pièce justificative grandit alors que s'approfondit son absurde
insignifiance, corps à corps avec un soi-même de papier et de feu. Les livres
brûlent, les corps se consument. L'écriture de l'exil, fait majeur de la
littérature du XXe siècle, ne cesse de décrire sans jamais l'épuiser le
devenir-papier de la chair et le devenir-feu de ce papier. Fragment de soi-même,
toute une vie peut dépendre ainsi d'un "papier", d'un tampon, et telle pièce qui
un jour vous sauve, peut le lendemain vous tuer.
Les obsessions du Heim et de sa destruction sont constantes dans ces
trajectoires où finalement on n'arrive jamais à bon port, où l'attente règle une
vie suspendue à ces passeports, visas, laissez-passer, où il faut sans cesse
prouver qu'on est né, certifier l'état civil du père, de la mère, et ainsi
quantité de procédures aussi anonymement administratives que physiquement
violentes. Ces "difficultés" prendront une forme de plus en plus dramatique à
mesure que la situation politique se dégradera.
Sous une même catégorie de l'Exil, la vie des réfugiés allemands se découpe en
trois périodes. De 1933 à 1939, la plupart vivent une vie légale ou dans les
limites de la légalité. S'ils connaissent la prison c'est pour peu de temps.
Mais dès septembre 1939 la très grande majorité de ces Allemandes et Allemands
-- qui avait fuit le nazisme et souvent organisé une résistance contre cette
Allemagne-là -- est internée. Comme ressortissants d'un pays ennemi, ils
subissent le même sort que les nazis surpris en France à la déclaration de
guerre. à partir de juin 1940 c'est l'occupation, l'arrivée de la Gestapo, les
rafles de Juifs puis les déportations... L'existence de ces réfugiés-exilés est
alors directement menacée. Les uns se cachent, d'autres fuient, d'autres se
suicident. Certains s'engageront aussi dans la lutte antifasciste aux côtés de
la résistance française. Klaus Mann, le fils aîné de Thomas Mann, né en 1906,
qui s'exila lui-même dès 1933 écrira que la grande majorité des écrivains et
intellectuels allemands qui étaient connus avant 1933 avaient pris parti contre
Adolf Hitler et choisi l'émigration. Difficile en effet de citer un de ces
esprits, allemand ou autrichien de renommée mondiale qui n'ait émigré: Berthold
Brecht, Thomas, Klaus et Heinrich Mann, Stephan Zweig, Anna Seghers, Alfred
Kantorowicz, Lion Feuchtwanger, Franz Hessel, Ernst Toller, Joseph Roth ou
Walter Hasenclever. Chez tous ces auteurs l'exil deviendra sujet littéraire et
objet de réflexion.Dans cette littérature des chemins détournés et des
naufrages, de l'incertitude, des chambres d'hôtel et de la précarité, dans ces
mots de la désolation et du transit permanent, Sanary-sur-Mer fut pour un temps
une capitale suspendue entre deux abîmes de désastre. Jardin suspendu avec les
rives de la Méditerranée pour seul horizon de sérénité. Hauptstadt der
deutschen literatur, la "Capitale de la littérature allemande, où je passai
six années heureuses-malheureuses": Ludwig Marcuse décrit ainsi Sanary, dans
Mon XXe siècle, son autobiographie parue en Allemagne en 1960. Tous les
auteurs ici mentionnés, et près de deux cents au total passeront par ce Parnasse
allemand dont la population autochtone était de trois mille neuf cents âmes
environ à leur arrivée. Sur les trois communes de Sanary, Bandol et du Lavandou,
soit sur une population totale de 10.000 habitants au recensement de 1936, on
compte alors 450 exilés allemands entre le début de 1933 et la fin de 1942.
Outre des considérations géographiques évidentes dans la perspective d'un
conflit franco-allemand, le rôle décisif des célèbres Cahiers du Sud,
dans le choix de Sanary et de la région de Marseille, est probablement central.
Soulignons que pour les plus illustres des exilés de Sanary, la revue de Jean
Ballard avait déjà été, bien avant la montée des périls, un lieu d'expression
unique où l'on trouvait à titre indicatif déjà de nombreux premiers textes en
langue française, comme ce fut par exemple le cas pour Ernst Toller en 1928. Les
Cahiers ont toujours consacré de très nombreux articles à l'Allemagne et à
l'Autriche, ils invoquent sans relâche "l'Allemagne des poètes et des penseurs"
contre les fascismes allemands et français et dénoncent très tôt l'existence de
camps de concentration, la torture, le réarmement et la préparation de la
guerre. Les écrivains émigrés comme Thomas Mann et Stephan Zweig y sont
fortement représentés et on y trouve de nombreuses chroniques sur les revues de
langue allemande en exil.
L'équilibre fragile de l'exil, à Sanary et dans les villes environnantes, ne
tardera pas à se rompre. Une partie de la population qui avait tenu jusque là
les émigrants pour des ressources économiques non négligeables développera une
haine de plus en plus efficace alors que parallèlement les lieux deviendront
moins accessibles. L'hystérie et la psychose de l'espionnage feront le reste.
Dès lors les trajectoires se divisent. Mais les issues sont toutes plus
radicales les unes que les autres. Il faut fuir à nouveau. Là encore on peut
mentionner le rôle des Cahiers du Sud, et de Jean Ballard qui fera jouer
de son influence pour obtenir la libération de Walter Benjamin, détenu au camp
d'internement de Nevers. Walter Benjamin sera aussi comme beaucoup des exilés de
Sanary interné au camp des Milles, près d'Aix-en-Provence, au mois de juin 1940
(il y restera probablement une semaine). Ayant écrit le roman Die Rechtlosen
(Les Sans droit) l'un des fondateurs de l'expressionnisme, Walter Hasenclever se
donne la mort aux Milles dans la nuit du 20 au 21 juin 1940, qui précédait une
évacuation (incertaine) du camp... Il y écrivait: "Ce que nous avons pensé et
écrit, ce dont nous croyions devoir témoigner, nous, membres d'un peuple qui n'a
jamais compris ses poètes, tout cela a sombré dans la chevauchée des démons. Ce
monde n'existe plus".
Détenu au Camp des Milles lui aussi, Lion Feuchtwanger décrit les circonstances
dramatiques dans lesquelles il découvrira Hasenclever au matin, râlant, geignant
sur sa paillasse. Tous craignaient le chaos français autant que l'arrivée des
nazis et un sentiment d'effondrement total dominait les esprits. Au prix de
mille difficultés et de mille périls, certains qui comme Feuchtwanger lui-même
pouvaient encore fuir avant septembre 1939, vont donc en 1940 se trouver pris
dans la nasse. Ils avaient un temps cru pouvoir être utile aux ennemis de
Hitler: "Pouvais-je vraiment me mettre à l'abri au moment même où cette guerre
était effectivement en vue ? écrit Feuchtwanger. Non, il était de mon devoir de
rester. Je croyais sincèrement être d'une utilité quelconque". Pacifiste
convaincu, il proclamait déjà son antimilitarisme durant la première guerre
mondiale, alors que des esprits aussi éclairés que Thomas Mann ou Hugo von
Hofmannsthal cédaient aux appels patriotiques. Sa célébrité est liée à la
parution en 1925 de son ouvrage majeur, Le juif Süss, qui très rapidement
lui vaudra une notoriété mondiale. Mais la fortune de cette oeuvre est
aujourd'hui le plus souvent associée -- par les français notamment -- au
détournement dont elle a fait l'objet lorsque les nazis en ont extrait un film
de propagande antisémite parmi les plus violents qui soit. Dès les années '20 la
presse nazie faisait de ce militant humaniste engagé à gauche, un ennemi à
abattre. Aussitôt après l'accession d'Hitler au pouvoir, en janvier 1933, alors
que Feuchtwanger est aux états-Unis, les SA mettent à sac sa maison à Berlin et
confisquent ses biens. Le 23 août 1933, il figure sur la première liste d'hommes
politiques et d'intellectuels que le gouvernement nazi prive de leur
nationalité. Lion Feuchtwanger n'hésitera pas un instant sur le choix du lieu de
l'exil: la France. "Chez nous, en Allemagne, écrit-il, quand quelqu'un vivait
confortablement, on disait qu'il vivait comme Dieu en France".
Passage
de Wie Gott in Frankreich, à Der Teufel in Frankreich, Le
Diable en France est le récit autobiographique dans lequel Lion Feuchtwanger
retrace cette fin de l'exil-accueil à Sanary-sur-mer, auquel succède
l'internement -- décrit avec une grande minutie -- aux Milles le 21 mai 1940 et
jusqu'aux préparatifs de la fuite vers les états-Unis. Cet ouvrage vient enfin
de paraître dans sa traduction française. On y retrouve tout à la fois le
témoignage, la réflexion et les désillusions sur la Patrie des Droits de
l'homme: "Les mots Liberté, égalité, Fraternité étaient inscrits en lettres
géantes au-dessus du portail de la mairie, on nous avait fêté lorsque nous
étions arrivés des années plus tôt (...) les autorités nous avaient assuré que
c'était un honneur pour la France de nous accorder l'hospitalité, le Président
de la République m'avait reçu personnellement. à présent, on nous
incarcérait".Une photographie de Feuchtwanger durant sa détention aux Milles fut
adressée par un inconnu à son éditeur américain: c'est l'une des origines de
l'organisation américaine Presidential Emergency Advisory Committee, qui
permettra à Lion Feuchtwanger et sa femme, mais aussi à Franz Werfel, Heinrich
Mann ou Max Ernst de quitter l'Europe. Avec Anna Seghers ou Alfred Kantorowicz
ils parviendront à embarquer dans un de ces rares bateaux qui quittaient
Marseille ou Lisbonne pour l'Amérique et dont Claude Lévi-Strauss a raconté la
traversée dans Tristes tropiques. La fuite via Lisbonne s'effectuait par
les sentiers muletiers à travers les Pyrénées et l'Espagne. Nombreux sont ceux
qui n'y parviendront jamais. Feuchtwanger répète plusieurs fois, comme dans une
aberrante incantation, cette phrase "d'un excellent professeur allemand qui fut
ensuite assassiné par les nazis: L'Histoire consiste à donner un sens à
l'absurde". Jusqu'à l'absurde, certains de ces bannis de Sanary et d'ailleurs
sont demeurés d'éternels exilés: "Revivrons-nous jamais -- revivrai-je jamais en
Allemagne ?" se demande Klaus Mann le 13 mars 1943. "Sans doute pas... Tu ne
retrouveras plus ta patrie d'autrefois et il ne t'en sera pas accordé de
nouvelle. Le monde entier est ta patrie. Tu n'en as pas d'autre". "Et pourtant
j'aime l'Allemagne, qui est un beau pays, j'aime ses forêts et ses fleuves, ses
vieilles villes et son ciel, et beaucoup de livres et d'hommes": le dernier des
exilés de Sanary, Hermann Kesten, qui écrit ces lignes, s'est éteint le 4 mai
1996 dans une maison de retraite de Bâle, en Suisse. Il avait quatre vingt seize
ans. En France, cette disparition est passée totalement inaperçue. Il avait
quitté Berlin six semaines après la prise du pouvoir par les nazis, considérant
l'exil comme un acte autant politique que moral. "La plupart de ceux qui
quittèrent l'Allemagne le firent par dégoût d'un régime dont les plus hauts
représentants se vantaient ouvertement d'être des assassins", écrivait-il.
Hermann Kesten, le dernier. Mais il est aussi probable que tous, aient été à
leur manière... "le dernier".