Thèse : http://docnum.univ-lorraine.fr/public/NANCY2/doc541/2011NAN21004.pdf
Remerciements
Introduction – La place de la musique dans l'expression d'un deuil collectif
Un « toit » commun ?
Une communauté de la douleur ?
Pour une histoire des circulations musicales dans un long XXe siècle : territoires appropriés, espaces transitoires, territoires du deuil
Chapitre 1 – Le témoin-musicien. Récit historique, rites du deuil et écritures musicales
Le temps musical face au temps historique : « dire vrai » ou approcher la mort réelle ?
Pour une approche dés-essentialisée des sources musicales en histoire culturelle
Chapitre 2 – Un gradient de reconnaissance pour les compositeurs de cultures juives ashkénazes
Un corpus au cœur des problématiques des transferts, des contre-transferts et des maillages culturels
Une multiplicité de courants politiques et idéologiques en Europe orientale (1880-1914)
Musiciens et endeuillés de cultures ashkénazes : définitions des critères pour fonder un corpus
Établissement d'un gradient de reconnaissance
Chapitre 3 – Liturgies : rituels funéraires et formes traditionnelles du deuil juif en musique
Penser et exprimer la mort dans la diversité des milieux juifs
Place au silence ? La musique, du décès à la mise en terre
« Qui donc peut vivre et ne pas voir la mort ? » Rituels funéraires et formes
traditionnelles du deuil juif en musique
Les musiques de la mémoire : Yizkor et liturgies musicales des morts
Chapitre 4 – Enjeux d'acculturation et paradoxes américains
Fonder une vie musicale juive américaine
New York : évolution d’un centre de la vie musicale juive
La problématique assimilatoire aux États-Unis : « Funny, it doesn’t sound Jewish »
Chapitre 5 – Folklores et processus transatlantiques de folklorisation sur les thématiques funèbres
L’édification d’un folklore inscrite dans la géographie d’un monde en crise
Folklorisation de la liturgie, évocation des âges de la vie et des rites funéraires
Chanter le hurbn ou la tragédie collective : du désastre du Titanic aux pogroms d’Europe centrale
Tragédie et drame au théâtre : la mise en scène de la mort du Yiddish Theater au Musical de Broadway
Deuils musicaux hors du champ folklorique : des répertoires en marge du processus d’identification
Chapitre 6 – « Du fond de l’abîme ». Le génocide, moment de redéfinition des modalités d’expressions musicales de la mort ?
Être musicien et Juif sous domination nazie entre 1933 et 1945 : une grande diversité de situations et une chronologie évolutive
Proposition de typologie des figures et expressions musicales de la mort : thématiques explicites et thématiques périphériques
Les lieux de mort ou le lieu des morts à travers les sources musicales
Les thématiques partagées : évocations générales des lieux de survie et de mort
Chapitre 7 – 1945, « année zéro ? Nouveaux folklores, nouvelles liturgies de l’après-guerre aux années 1960
Lider fun der getos un lagern : un nouveau processus de collecte folklorique ?
Le statut du témoin comme problème historique : Un Survivant de Varsovie d’Arnold Schönberg (1947)
« Sur le ravin de Babi Yar, il n’a pas de monument » : « Babi Yar » ou les limites d’un symbole poétique et musical
« Dark light », humour noir et expression de la mort de masse : réflexions sur l’identité autour du Requiem de György Ligeti
Chapitre 8 – Deuils américains de l’après-1945 : la musique comme forme d’expression différée du génocide
Les œuvres américaines de compositeurs juifs dans les années 1940 : exprimer et avertir
« I want to say Kaddish ». Foi juive et difficulté à exprimer le génocide dans la troisième symphonie de Leonard Bernstein (1963)
Steve Reich ou la mémoire différée du génocide à travers Different Trains
(1988)
Conclusion
Inscrire les répertoires dans une logique circulatoire
Des identités assignées ou assumées
Exprimer la mort dans les ghettos et dans les camps
La Shoah comme élément de redéfinition
La musique : champ de la mémoire, pratique performative et processus créatif
Sources
Bibliographie
Index
Glossaire
Table des illustrations
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de La Rochelle, Jean-Sébastien Noël travaille sur une histoire culturelle et politique de la
musique ainsi que sur les circulations culturelles transnationales (Europe/Amériques)
Actuellement membre du CRHIA (Centre de Recherche en Histoire Internationale
et Atlantique), il s’est auparavant engagé, à l’Université de Lorraine, au
sein du CERCLE (Centre de Recherche sur les Littératures et les Cultures
Européennes), qui a rendu possible l’aboutissement du présent ouvrage. Il a
notamment co-écrit avec Anaïs Fléchet le chapitre « Musiques de guerre,
musiques de la guerre », dans 1937-1947. La Guerre Monde, tome 2, dirigé par Alya Aglan et Robert
Frank (Gallimard, Folio Histoire, 2015).
Jean-Sébastien, tu viens de publier un livre issu de ta thèse de doctorat en histoire et consacré aux modalités de réponses musicales aux violences pogromiques et génocidaires. Cette étude traite plus particulièrement des compositeurs reconnus – Arnold Schönberg, Leonard Bernstein, György Ligeti et Steve Reich -, mais également des trajectoires des compositeurs liturgiques et des chantres ainsi que celles des compositeurs des ghettos et des camps. Peux-tu développer les raisons qui fondent ce choix de corpus ?
Il s’agissait d’interroger la manière dont le deuil constituait un élément
d’identification collective, dans une période de l’histoire des communautés
ashkénazes (des années 1880 aux années 1980) marquée par une succession de
crises : la désolidarisation des communautés et des systèmes de valeurs
traditionnels (par la laïcisation, les modalités d’acculturation, par la
séduction des modernités idéologiques telles que le socialisme ou le
sionisme), les grandes vagues d’émigrations suscitées par la paupérisation
et par les violences pogromiques perpétrées dans la Zone de résidence (les
pogroms de Kichinev de 1903 et 1905 ont particulièrement marqué les
répertoires populaires), la Première Guerre mondiale qui a écartelé les
Juifs d’Europe entre plusieurs allégeances, la mise en place des
législations antijuives dans l’Europe des années 1930 puis la mise en place
du processus génocidaire. A cette trame chronologique dense et complexe,
s’ajoute une géographie des migrations transatlantiques (pour la faisabilité
de l’étude dans le cadre de ma thèse, j’ai choisi de m’attacher aux seuls
parcours de musiciens entre l’Europe centrale et orientale et les
États-Unis), de l’exil et du meurtre de masse.
Dans ce cadre, il m’a semblé pertinent d’analyser un type de témoignage
spécifique : celui des compositeurs ashkénazes et de leurs œuvres qui
traitent de la mort et du deuil. Ces femmes et ces hommes avaient en commun
une relation, plus ou moins intense mais toujours explicite, au judaïsme : à
la religion, au yiddish, à des valeurs ou à des coutumes reproduites au sein
de la famille. Néanmoins, ce siècle complexe plongeait ce lien au judaïsme
dans une situation de crise.
Au moment où j’ai commencé cette thèse, en 2007, la question des identités
était à la fois au cœur du débat public et interrogeait également la
communauté historienne, conduisant à des formes d’essentialisation très
perturbantes. Ces témoins-musiciens, dont l’histoire m’intéressait,
faisaient voler en éclats les cadres étriqués des identités conçues de
manière étroite ou fixiste : confrontés aux exactions, à un départ contraint
ou consenti, à la nostalgie d’un monde perdu, à l’enjeu de s’adapter à des
sociétés neuves, ils démontraient par les faits que la question des
identités ne pouvait être conçue qu’en termes de processus d’identification,
à des degrés variables et de manière impermanente. Aussi, à partir d’un
important travail prosopographique, j’ai établi un gradient de
reconnaissance, permettant de penser une typologie de ces témoins en
fonction de leur degré d’adhésion au judaïsme en tant que culture.
Enfin, si certains de ces compositeurs sont célèbres – tu cites Bernstein,
Ligeti, Schönberg ou Reich – l’écrasante majorité de ces femmes et de ces
hommes est méconnue. S’il est évident qu’on n’analyse pas l’influence
esthétique ou le rôle social de ces figures de proue comme on le ferait pour
des inconnus, il était nécessaire pour moi de ne pas faire une histoire des
hommes illustres, de même que je n’aspirais pas à m’attacher aux œuvres
savantes uniquement. Le corpus, dans son état définitif, a donc été
constitué à partir de parcours de musiciennes et de musiciens, célèbres ou
inconnus, formés dans les conservatoires, les synagogues ou autodidactes, se
produisant sur les grandes scènes internationales comme sur les planches
d’un théâtre yiddish de Iaşi ou de Broadway, dans les cabarets de Berlin
avant-guerre ou du ghetto de Łódź.
Peut-on dire que les trajectoires de ces créateurs, de la Yeshiva de leur village au nouveau contexte américain, reconfigurent les répertoires et les pratiques musicales antérieures ? Et si oui, avec quels résultats ?
Bien sûr. Il n’est qu’à penser aux musiciens itinérants d’Europe centrale et
orientale, instrumentistes médiocres ou virtuoses (que l’on pense à la
figure de Stempenyu de Sholom Aleichem), qui vendaient leurs services auprès
des goyim comme des Juifs pour les fêtes populaires ou les moments importants de l’existence : les
klezmorim. Avec les grandes vagues migratoires des années 1880 aux années 1940, des familles entières de
musiciens itinérants ont franchi le cap d’Ellis Island et se sont installées
dans le Lower East Side, bénéficiant des logiques de solidarité
communautaires mais devant également adapter leurs pratiques et leurs
répertoires au nouveau contexte économique. Suivre l’évolution de ces
musiciens immigrés en cours d’assimilation a permis de comprendre toutes les
logiques en œuvre – parfois contradictoires, jamais généralisables – dans
l’adaptation de ces klezmorim
aux États-Unis.
Le cas du violoncelliste Joseph Cherniavsky (1881-1959), que j’aborde dans
le livre, est à ce titre intéressant. Issu d’une famille de musiciens
itinérants d’Odessa, formé au sein de cette famille puis au Conservatoire à
Saint-Pétersbourg, il a mené une double carrière : concertiste et
compositeur savant, il a également fondé l’ensemble de chambre Zemirah, dont
le répertoire était constitué de transcriptions des mélodies folkloriques
jouées par les klezmorim et les badkhanim. Le succès de
Zemirah l’a conduit sur les routes d’Europe, en Asie et aux États-Unis, où
il s’installe après la Première Guerre mondiale. Cherniavsky a alors
travaillé pour les grands noms du théâtre yiddish de Manhattan (Maurice
Schwartz, Boris Thomashevsky) et, progressivement, a adapté son art au
marché américain. Au milieu des années 1930, on le retrouvait à la tête d’un
orchestre se produisant au Greater Hotel Gibson de Cincinnati, ayant effacé
toute référence à l’Europe centrale et au judaïsme.
Comment décrire les procédés à l’œuvre lorsqu’il s’agit de rendre compte musicalement de la mort et du deuil ?
La question est à la fois intéressante et difficile, dans la mesure où cela
peut dépendre des règles propres aux différents types de répertoires, des
demandes des commanditaires ou tout simplement des choix individuels des
compositeurs. Néanmoins, au-delà des spécificités, le caractère commun de
ces formes d’expression musicale du deuil et de la mort se retrouve dans des
références explicites aux traditions, religieuses ou profanes, des
communautés traditionnelles. Les traits communs les plus évidents touchent
au champ religieux : la mise en musique du El male rachamim, du
Kaddish des endeuillés ou du Psaume n°23 par exemple sont autant d’expressions musicales d’un deuil
collectif marqué par les valeurs de la foi. Les répertoires évoluent, bien
sûr, en fonction des courants du judaïsme : depuis le XIXème
siècle, le courant réformé autorise l’introduction d’instruments dans la
liturgie (pouvant aller, aux États-Unis dans les années 1960 jusqu’à l’usage
de synthétiseurs avec Gershon Kingsley notamment), alors que le courant
orthodoxe continue de les proscrire.
Ces références religieuses ne constituent toutefois qu’un élément dans
l’ensemble des références partagées : elles peuvent se mêler à des croyances
populaires – d’ailleurs parfois fort mal perçues par les autorités
rabbiniques – ou à des croyances kabbalistiques. A ce titre, les œuvres
composées pour les mises en scène de la pièce d’An-sky, le
Dybbuk, offrent un panel de
choix esthétiques assez représentatif, de la version de Joseph Cherniavsky
pour Maurice Schwartz au milieu des années 1920 à la version de Leonard
Bernstein un demi-siècle plus tard, en passant par l’extraordinaire « danse
de la mort » composée par Henech Kon pour le film éponyme de Michał
Waszyński en 1937.
Au-delà des répertoires liturgiques ou paraliturgiques, les chants
populaires ou folkloriques – les yidishe folkslider – sont
eux-aussi parcourus par les thématiques macabres ou funèbres. C’est l’objet
de l’un des chapitres du livre. Ces chants peuvent traiter de situations
archétypales : la mort de la mère ou du père et le chagrin de l’enfant, le
massacre de la population d’un
shtetl (sans qu’il soit rattaché à un contexte explicite – on pense
bien sûr ici au fameux S’brent de Mordechai Gebirtig, composé en référence au pogrom de Przytyk sans y
faire mention). Ils peuvent également témoigner directement de faits réels,
comme l’incendie d’un atelier de confection à Manhattan en 1911 (le Triangle
Shirtwaist) causant la mort de 146 personnes, dont la plupart étaient de
jeunes femmes italiennes ou juives récemment immigrées.
Enfin, la place du silence s’avère un des éléments forts de ces expressions
musicales du deuil. Le titre du livre, emprunté à un vers de Paul Celan
(dans son poème « L’heure des spectres »), cherche précisément à indiquer
que le silence, en plus de permettre l’avènement de la musique, est
traditionnellement imposé aux premiers jours de deuil.
Dans ces pratiques et ces répertoires, quelle place tient l’héritage, ce « monde des pères » dont nous parle Irwing Howe ?
Là encore, tout dépend des situations, des périodes et des types de musiciens dont il est question. Il va de soi que pour un klezmer ou un chantre, la notion d’héritage musical revêt une importance de premier ordre. Leur fonction sociale consiste en la transmission d’un répertoire codifié et ritualisé, inscrit dans un temps collectif : le temps liturgique ou le cycle de la vie. Tout le travail de collecte des zemlers dans les shtetlekh d’Europe centrale et orientale – dans la lignée de l’ethnomusicographie naissante à la fin du XIXème siècle – a contribué à fixer l’héritage musical folklorique et populaire dans un répertoire patrimonialisé. La force historique de ces collectes réside certainement dans le fait qu’elles sont contemporaines de la dissolution progressive des sociabilités traditionnelles (laïcisation des mœurs, influence du bundisme et du sionisme, paupérisation et exactions antijuives conduisant aux vagues migratoires). Le roman d’Irving Howe, dont tu fais mention (son titre exact est explicite : World of Our Fathers: The Journey of the East European Jews to America and the Life They Found and Made), est tout à fait intéressant dans la mesure où il traite de l’impermanence des sociabilités traditionnelles dans un contexte de migration. Il constitue une sorte de pendant outre-Atlantique du Yiddishland de Peretz et conduit à penser ce rapport à l’héritage de manière dialectique : entre souvenir et oubli, entre conservation et mutation, au risque de le voir disparaître. Les différents itinéraires de compositeurs dont il est question dans mon livre font résonner, chacun à sa manière, cette complexité de l’héritage. Si Gustav Mahler l’abandonne sans retour après sa conversion au catholicisme, Arnold Schönberg retourne au judaïsme après sa conversion au luthéranisme – dans un contexte de crise, l’avènement du nazisme – renseignant ce parcours spirituel très complexe dans sa correspondance et dans ses écrits. Dans le cas de compositeurs américains tels que Leonard Bernstein, Steve Reich ou le saxophoniste John Zorn, la prise de conscience d’un héritage s’inscrit dans des contextes très particuliers : l’écho médiatique du procès Eichmann, via les articles d’Hannah Arendt et la guerre des Six Jours dans le cas de Bernstein, une expérience plus personnelle et intime dans le cas de Steve Reich, confronté aux témoignages de survivants du Génocide. Pour Zorn, gamin du Queens influencé par le free jazz, le punk et la Beat Generation, le chemin vers le judaïsme s’inscrit dans le contexte de résurgence néonazie en Europe au début des années 1990. Lorsqu’il compose sa pièce Kristallnacht en 1992 pour le Festival de Munich, après avoir rédigé le manifeste de la « Radical Jewish Culture » avec le guitariste Mark Ribot, Zorn adosse cet héritage d’un judaïsme ancestral, oublié de sa génération et de celle de ses propres parents, à une affirmation politique radicale. Son action relève également d’un bel exemple de contre-transfert : cette initiative nord-américaine, new-yorkaise plus particulièrement, hurle à destination de l’Europe centrale, de l’Allemagne au lendemain de la chute du Mur et particulièrement de Munich encore marquée par le spectre des pogroms perpétrés par les nazis en 1938.
Ces transfigurations musicales de l’expérience de la mort et du deuil renvoient-elles à des logiques territoriales et/ou sociales elles-mêmes différentes ?
C’est tout à fait évident. On peut se référer à la variété des répertoires
liturgiques juifs destinés à accompagner le mourant et les endeuillés. La
mise en musique des textes liturgiques, le El male rachamim ou le Kaddish des endeuillés, est
à analyser dans son contexte socioculturel ou sociopolitique propre. Ainsi,
la liturgie musicale du deuil juif peut affirmer l’allégeance d’une
communauté au pouvoir politique, comme lorsque le compositeur et chantre
Eduard Birnbaum compose un El male rachamim à la mémoire du Kaiser Guillaume Ier en 1888.
Une même musique change de signification sociale, parfois même de
signification politique, en fonction du contexte dans lequel elle est
chantée. Il n’est qu’à penser au chant des partisans de Vilnius (Vilna, en
yiddish, la « Jérusalem du Nord ») Zog nit keynmol. Elle est
aujourd’hui souvent entonnée lors des cérémonies de Yom a-Shoah, aux
États-Unis ou en Israël, indépendamment du contexte idéologique qui l’a vu
naître. La charge symbolique qui est la sienne en a fait un hymne abstrait
de son idéologie communiste initiale. Le texte a en effet été écrit par le
jeune partisan Hirsch Glik au ghetto de Vilna (1943) sur une musique
empruntée, la Marche militaire de Terek, au compositeur soviétique Dimitri Pokrass (1935).
Sa postérité est en grande partie due au célèbre partisan communiste Shermke
Kaczerginski (1908-1954), figure-clef du groupe de poètes, d’écrivains et
d’artistes engagés Yung-Vilne, auteur du recueil Lider fun
getos un lagern, publié à New York après-guerre (1948).
Le cœur de mon livre est consacré aux expressions musicales de la mort au
sein du système concentrationnaire : chants ou compositions instrumentales
des ghettos (Terezín, certes, mais également Varsovie, Vilna, Łódź, Cracovie), des camps
de concentration et – plus marginalement bien sûr – des centres de mise à
mort. Ces musiques, dont certaines sont originales et d’autres sont des
adaptations d’œuvres antérieures, sont les produits d’une territorialité
contrainte, carcérale et meurtrière. Elles témoignent de la spécificité des
lieux de supplice (ainsi Treblinka ou encore la gare de Ponar, dans la
banlieue de Vilnius) et de survie (par exemple, le quartier du ghetto de
Łódź, Marysin, où des lieux de culture étaient tolérés). Par ailleurs, ces chants dépeignent des types
d’espaces génériques : le cabaret, la porte du ghetto, le baraquement, le
crématoire. Au-delà de cette topographie, ces chants témoignent de
l’évolution du processus génocidaire : ainsi, l’analyse des berceuses de
Paulina Braun (chantées par Diana Blumenfeld dans le ghetto de Varsovie) ou
celles de Rikle Glezer (ghetto de Vilna) met en évidence une série
d’évolutions thématiques. A mesure que les exactions s’intensifient et que
les conditions de vie (des mères et des enfants en particulier) s’aggravent,
les chants tendent à exprimer la réalité avec une lucidité plus radicale.
Chaque chant, chaque texte témoigne avant tout du quotidien vécu et observé
par leur auteur. Il est essentiel de rappeler qu’il ne peut être question de
« répertoire » qu’à partir du moment où les collecteurs – comme Kaczerginski
ou comme le Polonais Aleksander Kulisiewicz – rassemblent et organisent ces
traces musicales pour leur conférer un sens commun.
Non content de traiter des trajectoires individuelles et des contextes socio-historiques, ton ouvrage s’intéresse également aux réseaux de ces créateurs. Quels sont-ils et comment s’articulent-ils aux champs musicaux nationaux ou internationaux dont tu parles ?
Ces réseaux sont décisifs dans le maintien de logiques d’identification
collective. Je prendrai deux exemples : les réseaux professionnels de
musiciens composant pour la liturgie et les réseaux de
klezmorim outre-Atlantique.
Ces deux types de réseaux ne sont pas seulement structurés autour de
logiques communautaires ou culturelles ; ils relèvent de logiques sociales
et économiques. Ils permettent à des compositeurs et à des musiciens de
travailler et d’exercer leur art à destination d’un auditoire et d’un
public. Ils confèrent à ces artistes un statut social, également. Aux
États-Unis, certains rabbins jouent un rôle essentiel dans le maintien d’un
lien culturel entre des musiciens dont les options idéologiques et
politiques – ou dont le mode de vie – risquent fort de les éloigner des
pratiques pieuses et des sociabilités communautaires. Je pense ici au
chantre David J. Putterman (1900-1979). Né à New York, il a été l’une des
figures les plus actives de la vie liturgique de la première métropole juive
au monde. Conservateur, il a passé commande d’œuvres liturgiques originales,
pour la synagogue de Park Avenue, à des compositeurs aussi peu orthodoxes
que le jeune Bernstein ou que Max Helfman, sioniste de gauche. Putterman a
été un animateur prosélyte (oserais-je dire mondain ?) de la vie musicale
juive de la Côte Ouest, contribuant à structurer des liens communautaires.
Par ailleurs, j’évoquais plus haut le cas du violoncelliste Joseph Cherniavsky : les dynasties de
klezmorim constituent un autre exemple de réseaux reconfigurés
outre-Atlantique.
Quel rôle ces musiques jouent-elles dans la construction, la consolidation et le maintien des identifications, des identités collectives ?
On observe que la musique est étroitement associée au champ de la mémoire. Là encore, il importe de préciser à quel type de répertoire on s’attache. Souvent, ce sont les musiques de l’intimité qui joue un rôle dans les constructions identitaires : les mélodies mélancoliques du folklore d’Europe centrale et orientale, les berceuses, leur lot de personnages édifiants (di yidishe mame, dos yidish kind, dos feygele) et les mélodies liturgiques, renvoyant à des moments ritualisés de l’existence. De fait, la récitation du Kaddish des endeuillés n’est pas l’apanage des seuls Juifs pratiquants. On constate également que les mélodies relevant d’un judaïsme culturel non religieux continuent de jouer un rôle communautaire structurant outre-Atlantique. Je pense ici aux répertoires bundistes ou aux répertoires sionistes. Dans un cas, c’est la spécificité culturelle et linguistique de l’engagement socialiste, dans l’autre le projet national fondé sur la reconnaissance d’une communauté culturelle juive, qui maintiennent les réflexes communautaires. Néanmoins, les répertoires s’adaptent, à la fois d’un point de vue pratique et d’un point de vue politique. Je pense aux chants sionistes d’un des maîtres du théâtre Yiddish de la Second Avenue – l’un des « Big Four » des années 1910-1930 – Joseph Rumshinsky : ils proclament un attachement au sionisme tout en s’intégrant aux lois du marché culturel nord-américain. Leur auteur, qui est devenu l’une des grandes figures de Broadway, né à Vilna et émigré aux États-Unis en 1904, n’a pas fait l’aliyah. Ces « identités » sont fluides, comme l’a écrit Zygmund Bauman dans un autre contexte. Ce sont des processus qui relèvent à la fois d’un positionnement collectif – vis-à-vis d’une communauté refondée outre-Atlantique, d’une Nation dans laquelle on se reconnaît, les États-Unis – et d’enjeux personnels, intimes.
Ton livre pose la question de savoir si « parler de “compositeur juif” a seulement un sens ? ». Quelle réponse apportes-tu et comment cela interfère-t-il avec le débat récurrent sur l’existence de « l’art juif » ?
C’est une caractérisation qu’il faut utiliser avec précaution et qu’il faut systématiquement situer dans son contexte. Depuis la Haskala et la laïcisation partielle des Juifs d’Europe occidentale, le judaïsme culturel est à différencier du judaïsme religieux. De fait, la judéité peut constituer une assignation arbitraire imposée à des compositeurs dont les convictions et les pratiques personnelles, et les pratiques artistiques a fortiori, ne relèvent pas d’un lien particulier avec la religion mosaïque. Le "Lexikon der Juden in der Musik" de Gerigk et Stengel (1940) s’avère un cas extrême de ce type d’assignation. Au-delà des entreprises de stigmatisation et de ségrégation systématiques, ces assignations abusives peuvent se retrouver à d’autres degrés, et poser d’autres problèmes historiques. On comprend bien le risque à laisser dire, par exemple, de Mahler qu’il est un « compositeur juif ». Lorsque Leonard Bernstein avance l’hypothèse (présentée comme une conviction profonde) que l’œuvre de Mahler reste marquée par le judaïsme après sa conversion – et y compris « Résurrection » ! – cela relève d’un mécanisme très discutable. Après sa conversion, Mahler n’a plus fait d’allusion au judaïsme. Ce sont des interprétations externes qui colorent son œuvre ; Bernstein projette son propre rapport au judaïsme sur le maître viennois. « Mahler, c’est moi ! » : l’interjection du Wonderboy new-yorkais dit l’essentiel. Plus encore, il me semble potentiellement fallacieux d’associer systématiquement le répertoire des compositeurs internés à Terezín et assassinés par le régime nazi à la mémoire du Génocide. Hans Krása, Victor Ullmann, Gideon Klein ont créé une œuvre relevant de la modernité des grandes capitales culturelles d’Europe centrale. Leur musique de chambre, leurs Lieder ne comportent pas toujours des thématiques explicitement juives, assez rarement même. Ce sont des compositeurs savants européens qui ont été assassinés au nom d’une idéologie raciste et criminelle ; il faut prendre garde à ce que cette assignation identitaire ne réduise pas le champ de leur musique et ne conduise pas à des contresens biographiques. De fait, la catégorie « compositeur juif » n’est pas généralisable au prétexte d’une ascendance ou même d’une pratique de la religion à un moment de l’existence d’un musicien. C’est pour cette raison que j’ai proposé ce gradient de reconnaissance au début du livre. C’est un outil méthodologique qui comporte bien entendu ses propres limites et ne doit en aucun cas être utilisé de manière positiviste ; il permet seulement de poser les bases d’une typologie des musiciens dont je raconte une partie de l’histoire, dans leur rapport au judaïsme et dans leur rapport au deuil.
Entretien avec Jean-Sébastien Noël
31 Mai 2016
https://hdja1945.hypotheses.org/2328