Terezín
- Theresienstadt Anne Sofie von Otter DG 477 6546 Berlin, Teldex Studios, 2/2006 - Munich, Bavaria-Musik-Studios, 2/2007 |
Ilse Weber (1903-1944) 1. Karel Švenk (1917-1945) Ilse Weber Adolf Strauss (1902-1944) Anonymous Martin Roman (1910-1996) Ilse Weber Hans Krása (1899-1944) Carlo Sigmund Taube (1897-1944) Viktor Ullmann (1898-1944) Pavel Haas (1899-1944) Erwin Schulhoff (1894-1942) |
»Ta patrie est là-bas, en pays lointain«
Compositeurs de Theresienstadt
L'idée de ce CD remonte à l'an 2000, lorsque Anne Sofie von Otter fut
invitée à chanter au Forum international de Stockholm sur l'Holocauste. À cette
occasion, la Terezín Chamber Music Foundation proposa à la chanteuse diverses
œuvres de musique vocale, parmi lesquelles des mélodies de Viktor Ullmann et
Zikmund Schul, des berceuses, et des chansons de la tradition populaire juive.
»C'était ma première rencontre avec cette musique, et elle m'a fait une
impression profonde et durable,« se souvient Anne Sofie von Otter.
»Dans une existence remplie de souffrances inimaginables, la musique et d'autres
formes artistiques comme le théâtre ou la littérature offrirent aux détenus de
Theresienstadt quelques rares instants de soulagement, quelques précieuses
minutes de distraction. Je suis chaque fois profondément bouleversée en songeant
au destin terrifiant de ces prisonniers innocents, de tous les êtres humains,
jeunes et vieux, qui ont été assassinés par les Nazis«, confie Anne Sofie von
Otter. »On a souvent dit: “nous ne devrons jamais être autorisés à oublier",
mais cela doit être répété encore et encore. Le génocide et la persécution sont
des choses qui se produisent encore chaque jour dans le monde. Avec ce projet,
je souhaite sincèrement rendre hommage à ceux qui ont créé cette musique dans
des conditions de misère indescriptibles et qui ont perdu la vie si
tragiquement.«
L'idée de cet enregistrement a été accueillie avec enthousiasme par Marion Thiem,
alors productrice pour Deutsche Grammophon, qui s'est mise en quête de
partitions, de manuscripts et de littérature, et qui a pris contact avec le
Terezín Music Memorial Project initié par David Bloch plus de vingt ans
auparavant en Israël.
Le nom Theresienstadt, en tchèque Terezín, est devenu synonyme du plus
atroce mensonge de la propagande nazie. Dans ce camp de concentration était
rassemblée presque toute l'élite culturelle juive. Savants et spécialistes de
tous les domaines scientifiques, artistes, gens de théâtre, gens de lettres,
musiciens, arrachés par la force à leur existence normale, se retrouvèrent là
unis dans la misère avec une multitude de personnes âgées. Au départ, la culture
se développa à Theresienstadt dans la clandestinité, car toute activité
culturelle y était illégale et passible de punition. Puis, lorsque le camp fut
déclaré »colonie juive«, presque tout ce qui pouvait être qualifié de culture
évolua dans une zone d'incertitude semi-légale, avant d'être totalement légalisé
- à des fins de propagande - au début de l'année 1944. Les artistes de
Theresienstadt obtinrent alors le privilège cynique de contribuer au
divertissement de leurs compagnons de misère avant d'être assassinés, mais aussi
celui de participer comme figurants à une vaste manœuvre de mystification. Les
nazis mirent en scène aux yeux du monde un parfait cirque d'attractions:
théâtre, concerts, opéra, opérette, café - afin de montrer une joyeuse troupe de
musiciens et de poètes aux visiteurs du camp, parmi lesquels des inspecteurs de
la Croix-Rouge internationale. La ruse fonctionna et le monde se laissa berner
par l'abominable supercherie mise en scène dans ce »village Potemkine«.
En réalité, les détenus végétaient dans l'étroite zone-limite qui sépare la
survie précaire de l'anéantissement par la faim et le travail forcé. En absolue
contradiction avec ces conditions de vie effroyables, la création spirituelle
prit des formes extraordinairement variées. Il était même possible d'entendre
dans le camp des œuvres que le régime de terreur nazi avait interdites partout
ailleurs. Soumis à un esclavage qui les mettait physiquement en danger, les
prisonniers vécurent à Theresienstadt une libération culturelle d'une dimension
insoupçonnée. Au-dessus de cette existence ambivalente planait le spectre
omniprésent de la mort, sous forme de »convois vers l'est« pouvant survenir à
chaque instant. Dans son essai Goethe et Ghetto, le compositeur et chef
d'orchestre Viktor Ullmann reconnut »que nous n'étions pas simplement
assis sur les rives de Babylone à nous lamenter et que notre volonté de culture
était à la mesure de notre volonté de vivre«.
Les compositeurs incarcérés à Theresienstadt ne se considéraient pas en premier
lieu comme des prisonniers, mais comme des êtres humains défendant avec une
irréductible force morale leur humanité et leur idéal humain, jusqu'au seuil de
l'anéantissement physique. Leurs œuvres sont un acte suprême de résistance,
témoignages d'un combat opiniâtre pour protéger leur appartenance à la tradition
culturelle européenne dont leurs tortionnaires voulaient les bannir. C'est à
Theresienstadt que l'anthroposophe Ullmann prit conscience de ses racines
juives. Il composa le cycle yiddish Březulinka, dont est extrait »Beryozkele«,
peu avant d'être déporté à Auschwitz. Lorsque la Wehrmacht envahit la
Tchécoslovaquie le 15 mars 1939, ce compositeur renommé fut du jour au lendemain
réduit au rang de »sous-homme indigne de vivre «. On lui interdisit de paraître
sur scène, ses œuvres disparurent des affiches.
Un sort analogue avait été réservé à Pavel Haas avant sa déportation.
Arrivé au »ghetto« dès décembre 1941 en tant que membre du »commando de
construction«, Haas y fut paralysé par les humiliations quotidiennes et tomba
dans une profonde léthargie dont seul le soutien d'autres musiciens put le
libérer. La dernière œuvre complète que cet élève de Janáèek composa à
Theresienstadt est en même temps sa plus célèbre: les Quatre Chants sur des
poésies chinoises. »Ta patrie est là-bas, en pays lointain« - ce premier
vers, leitmotiv lyrique du cycle, sert à exposer le Choral de saint Venceslas
que Haas choisit pour symboliser musicalement sa patrie tchèque et qui
réapparaît dans chacun des quatre chants.
Interné à Theresienstadt sous le numéro 21855, Hans Krása devait
connaître une popularité supérieure à celle de tous les autres compositeurs: son
opéra pour enfants Brundibár, aujourd'hui apprécié dans le monde entier,
est probablement la plus célèbre des œuvres musicales rattachées à
Theresienstadt. Sur l'ensemble des morceaux qu'il composa en camp de
concentration, seuls nous sont parvenus une ouverture pour petit orchestre, de
la musique de chambre, et les Trois Lieder d'après Rimbaud. Krása utilise
pour ceux-ci la traduction de Vítezslav Nezval - un signe d'amour profond et une
profession de foi en sa patrie tchèque. Le 15 octobre 1944, Krása, Haas et
Ullmann furent déportés à Auschwitz et gazés le jour de leur arrivée.
Brutalement interrompus dans leur élan créateur, ces hommes n'ont pu léguer à la
postérité qu'un fragment d'œuvre artistique. On a aujourd'hui le souffle coupé
en mesurant l'immense potentiel de l'avant-garde musicale qui fut ostracisée et
anéantie dans les chambres à gaz.
À Theresienstadt, le désir et le besoin de musique couvraient toute l'étendue du
paysage sonore, depuis l'art le plus exigeant jusqu'à la musique légère. Les
mélodies d'opérette ou de valse viennoise permettaient aux détenus de s'évader
dans le rêve d'un passé immaculé, ce qui inspira à un librettiste doté d'esprit
critique une parodie de l'air célèbre de Comtesse Maritza de Kálmán :
»Oui, nous autres à Terezín, nous prenons la vie à la légère ...«. Le public de
Theresienstadt appréciait surtout les représentations de cabaret. Kurt Gerron,
connu entre autres pour son rôle dans le film L'Ange bleu, mit en scène
le cabaret Karussell sur un texte de Manfred Greiffenhagen et une musique
de Martin Roman, excellent pianiste de jazz et chef des »Ghetto Swingers«.
En écoutant le refrain de la célèbre chanson »Nous cavalons sur des chevaux de
bois«, les détenus pouvaient oublier momentanément l'horreur du quotidien
et se réfugier dans des souvenirs d'enfance heureuse. Les productions de cabaret
de Karel Švenk (surnommé »Chaplin« à Theresienstadt) et de son »Théâtre
des talents inutiles« étaient encore plus populaires. »Tout va, avec de la bonne
volonté!« devint l'hymne du camp. Une seule chanson de Carlo S. Taube a
été conservée. Comme presque tous les compositeurs de Theresienstadt, Taube
mourut avec sa femme Erika et leur enfant à l'automne 1944 à Auschwitz. Peu
avant de partir avec un convoi de la mort, Adolf Strauss composa un tango
sur le thème de la bien-aimée lointaine. Ilse Weber écrivit à
Theresienstadt plus de 60 poèmes dont elle mit quelques-uns en musique.
Remarquables de simplicité et d'intériorité, ces airs qu'elle chantait en
s'accompagnant à la guitare pendant ses veilles nocturnes d'infirmière comptent
parmi ce qui a été écrit de plus émouvant dans les camps de concentration. Ilse
Weber accompagna volontairement les enfants de l'hôpital jusque dans la mort.
Des détenus rapportèrent qu'elle chanta son Wiegala (Berceuse) pour les
enfants de Theresienstadt dans la chambre à gaz.
Erwin Schulhoff, méprisé et persécuté autant pour ses origines juives que
pour ses convictions communistes, fut déporté au camp de concentration de
Wülzburg en Bavière, où il mourut en 1942. »Je me consacre depuis plus de dix
ans à l'œuvre de Schulhoff«, déclare Daniel Hope, »et je sens dans cette musique
une magie particulière qui captive auditeurs et interprètes de la première à la
dernière note. Ce qui me fascine, c'est la passion et la volonté de survivre qui
parlent dans cette musique.«
Ulrike Migdal
(Traduction: Jean-Claude Poyet)
(Ulrike Migdal est l'éditrice du livre Und die Musik spielt dazu.
Chansons und Satiren aus dem KZ Theresienstadt. Mit einem Essay über Kunst im
Konzentrationslager. Elle enseigne la sociologie de la musique et travaille
comme auteur de théâtre et de radio sur des thèmes relatifs à l'époque du
national-socialisme.)